Le Ruban blanc
Michael Haneke
Palme d’or à Cannes, critique enthousiaste et quasi unanime. Comment ne pas admirer le dernier film de Haneke ? Tout y est réuni pour constituer un chef d’œuvre : les images d’abord, le retour à la photo en noir et blanc qui rappelle aussitôt les grands films classiques, la douceur d’un album de famille, le passé transfiguré, sublimé. Critique de Jean Collet.
La mise en scène ensuite, ses longs plans fixes, parfaitement cadrés, mais aussi bien la caméra mobile dont on ne sent jamais la présence parce qu’elle est discrète et nécessaire. Elle est là pour faire voir, et non pour se faire remarquer… Présence impressionnante et majestueuse des acteurs, quel que soit leur âge. Comment ne pas penser à Dreyer, à la peinture flamande ?
Et puis enfin un grand sujet : la violence. On sait que Haneke lui a consacré jusqu’ici toute son œuvre, on se souvient de Funny Game, La Pianiste, Caché … Mais – ô surprise – avec ce Ruban blanc, et à l’image de son titre, Haneke renonce à la violence visible. C’est même l’introuvable violence qui motive le suspense de son film. Violence sournoise que le spectateur attend, recherche parce qu’il n’en voit que les effets (on pense à Bresson). Comment ne pas admirer l’habileté d’un tel parti-pris, comment ne pas reconnaitre une stupéfiante conversion dans la carrière du cinéaste ?
Et pourtant je n’arrive pas à entrer dans ce film, même si le malaise qu’il procure n’a rien de commun avec l’horreur insoutenable que Funny Game nous forçait à éprouver, à moins de quitter la salle (ce que je n’avais pas pu m’empêcher de faire dix minutes avant la fin du film).
« Habileté », j’ai dit ce mot tout à l’heure et je n’en trouve pas d’autre pour expliquer ce que je ressens. Mais pourquoi cette impression, d’où vient elle ? Bien sûr, tout est beau sur l’écran, bien sûr Haneke traite un grand sujet et je ne doute pas de sa sincérité, il est surement convaincu de l’importance du message qu’il veut nous transmettre. Convaincu aussi d’avoir trouvé les meilleurs moyens de faire passer ce message, il a voulu construire un film efficace, et il a sûrement réussi. Au moins jusqu’ici auprès du jury de Cannes et de la critique.
Quel est donc ce message qui fait l’unanimité ? Le Ruban blanc, en effet, ne dérangera personne, et cela même devrait jeter quelque trouble, paraître un peu suspect. Quelle est donc cette origine du Mal que Haneke aurait le mérite d’avoir découverte, et le courage ( ?) de dénoncer. Si j’ai bien compris, Le Ruban blanc – image de l’innocence, de la pureté des enfants – ce n’est pas tout à fait l’enfance que l’Evangile nous invite à retrouver ; bien au contraire, c’est l’enfance pervertie par la violence des contraintes, des sévices que la rigueur et l’hypocrisie des adultes lui fait subir. C’est le puritanisme d’une « éducation » qui a certainement existé il y a cent ans ; et en particulier sans doute dans ces villages fermés où des hobereaux privilégiés et arrogants semblaient ignorer l’existence de la démocratie. Comme d’ailleurs ils feignaient de n’avoir jamais entendu la voix d’un certain Jésus de Nazareth – et la colère de Jésus – quand il s’adressait aux pharisiens. A ceux précisément qui méritent de se voir « engloutis en pleine mer avec une meule autour du cou » pour avoir scandalisé un enfant. (Matthieu , 18, 5-12). Haneke se prendrait-il pour un nouveau Bernanos en cherchant du côté des « enfants humiliés » d’hier, l’explication des violences d’aujourd’hui ?
Rien de commun pourtant, entre l’auteur du Journal d’un curé de campagne et celui de Funny Games ! … Tout les sépare ; ne serait-ce que l’humilité de Bernanos à travers son œuvre, et la prétention permanente de Haneke. Prétention à tout expliquer (ce qui n’a jamais été un trait des grands artistes), mais surtout prétention à dominer, à violenter, à maîtriser – au pire sens du terme – le spectateur. Car il y a une constante dans le cinéma de Haneke, malgré ce qui sépare son dernier film des précédents – et quoiqu’il s’en défende – c’est la fascination du mal que ce cinéaste tient absolument à nous faire partager. Soi-disant pour notre bien. Mais, que le remède soit d’un goût à vomir (Funny Games, La Pianiste), ou excessivement raffiné (Le Ruban blanc), le cinéaste se veut guérisseur à tout prix ; et je me méfie des bonnes intentions dont l’enfer est pavé.
A la réflexion, j’ai bien du mal à prendre au sérieux la pharmacopée de ce clown, trop blanc et si ténébreux, qui éprouve le besoin régulier de se déguiser en docteur Freud. Si la thèse – tellement simplette – du Ruban blanc peut à la rigueur coller plus ou moins bien avec la montée du nazisme, elle n’a aucun intérêt pour nous aujourd’hui. D’abord parce que Fritz Lang a fait la lumière là-dessus – et quelle lumière et quel esprit – quand il fallait le faire, et quand il fallait du courage pour le faire. Et puis, Lang ne s’est jamais pris pour un prophète, tout simplement parce qu’il l’était.
Ensuite, parce que la violence présente, omniprésente désormais dans le monde ne saurait s’expliquer par les méfaits d’une éducation trop rigoriste sur les générations montantes (c’est plutôt le contraire qui saute aux yeux : le laxisme « post-soixante-huitard », la démission ou l’absence des parents, etc …). A cet égard, Le Ruban blanc est un film anachronique ; c’est sans doute ce qui fait son charme et justifie son succès.
Oublions donc la thèse et le donneur de leçons. Reste la beauté du film, n’est ce pas ? Oui, mais quelle beauté ? Peut-on féliciter Haneke de l’application laborieuse avec laquelle il fait du sous-Bergman, du sous-Dreyer ? Car il ne s’agit pas de créer en copiant, il copie pour avoir l’air de créer. Cela s’appelle l’académisme, cet ersatz de l’art, ce Canada-Dry du cinéma, ce piège tendu au critique, au spectateur … et aux jurés des festivals (qui s’en tirent parfois comme cette année en couronnant en même temps le film le plus académique, celui de Haneke, et le plus « contemporain », celui de Audiard (Un prophète), dont on peut parier sans risque : ils vieilliront aussi mal l’un que l’autre. Et pour les mêmes raisons. Car Audiard comme Haneke ne regardent pas vraiment leurs personnages, ils regardent l’effet que leurs images vont produire sur le spectateur. La voila l’habileté, qu’on ne peut pas confondre avec la justesse du regard. Celle-ci ne va jamais sans la tendresse et l’humilité.
A ce propos, un dernier point rapproche encore ces deux films : le mépris (des personnages évidemment). Chacun dans son genre se complait à « dénoncer » des êtres qu’on n’aurait pas la moindre envie de fréquenter à la sortie de la salle. L’un et l’autre pourraient s’intituler : « tous pourris » ! On sait bien en entendant ces deux mots : la seule vérité qu’ils révèlent, c’est le mépris qu’on éprouve envers soi-même. Ni la barbarie d’Un prophète, ni l’esthétisme du Ruban blanc ne pourront dissimuler longtemps cette sombre évidence. Dieu nous garde des faux prophètes !
Jean Collet,
Novembre 2009