Les Amitiés maléfiques
Emmanuel Bourdieu
Le film s’ouvre sur une séquence magnifiquement orchestrée. On pense à la scène d’exposition d’une pièce de théâtre. Et cela n’est certainement pas un hasard si elle se déroule dans l’amphithéâtre d’une grande université parisienne. Critique de Dorothée Cuny.
Les personnages principaux, trois jeunes étudiants en littérature, entrent tour à tour, dans une sorte de chassé-croisé qui les lie et les distingue à la fois. Au-delà du sujet même, qui demeure l’acte d’écrire, la mise en scène révèle qu’il s’agit pour chacun de trouver sa place. En effet, si les trois jeunes hommes se déplacent sur cette scène de l’amphithéâtre, c’est finalement pour prendre place. Prendre place dans un lieu : tandis qu’Alexandre et Eloi, timides et hésitants, entrent sur la pointe des pieds pour venir se fondre à l’assemblée d’étudiants, Morney, lui, s’en détache et se distingue par sa prise de parole. L’aspect théâtral fait intervenir la notion de rôle, et l’on voit bien de quelle manière cette scène nous invite à entrer au cœur du film : si trouver sa place parmi les autres équivaut à devenir soi-même, il faut auparavant abandonner la peau du personnage que l’on joue.
La première partie des Amitiés maléfiques nous plonge dans le groupe des trois jeunes hommes. Les fondements de leur relation, établis dés le début, se confirment. Morney domine : c’est lui qui dirige, ordonne, interdit et sanctionne selon les lois qu’il fixe. Mais soumettre des intelligences n’est pas chose facile. Si Eloi et Alexandre s’avèrent rapidement conquis, l’éminent professeur Mortier considère lui aussi Morney comme un brillant étudiant. Brillant, le jeune homme l’est assurément, c’est même un imposteur hors pair. Bourdieu filme la prise de pouvoir comme une invasion des consciences. Que signifie être sous influence ? C’est ici, pour Eloi et Alexandre, être prisonniers des désirs d’un autre. Sous le masque de l’amitié, ce qu’impose Morney, c’est finalement sa propre paralysie face à l’écriture. Dès lors le désir ne peut être que désir de détruire. Se situant lui-même à côté de sa vérité, il anéantit tout ce qu’il touche.
Emmanuel Bourdieu installe progressivement une incroyable tension, de ces suspenses qui nous font craindre le pire. Il est probable que le nom de Morney ne soit pas le fruit du hasard. Sa trajectoire semble un fil constamment tendu entre la vie et la mort. Mais à côté de ce qui détruit, demeure ce qui sauve. La justesse du film se situe ici, dans l’équilibre des forces. Derrière ce cercle masculin, des femmes travaillent à réparer, à reconstruire, à ramener chacun sur sa propre voie. La mère d’Eloi, formidable Dominique Blanc, sauve littéralement l’œuvre de son fils. La présence de Marguerite, à laquelle Natacha Régnier prête sa blondeur et la clarté de son visage, illumine les plans. De son côté, le professeur Mortier contribue également à rétablir la confiance perdue. Volonté consciente ou pas, le nom que lui a donné Emmanuel Bourdieu évoque la liaison et la construction.
Rares sont les films suffisamment forts pour supporter de se laisser traverser par autant de courants contraires. Et la beauté de celui-ci est peut-être d’arriver à tendre tout entier vers un point de clarté. Chaque personnage, jusqu’à Morney lui-même, est porté par ce mouvement. Emmanuel Bourdieu y parvient sans tricher avec la réalité. Son souci de vérité le conduit à mettre à jour toute l’ambivalence des comportements. Il serait dommage, en dévoilant la fin, de briser la tension dans laquelle nous installe ce film. Disons simplement que la séquence de l’amphithéâtre, où il s’agissait de trouver sa place, prend tout son sens. Et peut-être les bonnes places finissent-elles par se laisser entrevoir grâce à la folle autorité du maître qui, en privant ses disciples de toute liberté, a précisément réveillé chez eux la nécessité de cette liberté, leurs en a fait mesurer la gravité et la grandeur. Les Amitiés maléfiques met en scène, avec une grande honnêteté, l’acte de grandir.
Dorothée Cuny