Illuminé par la grâce, le film « Des hommes et des dieux ».

Un film de Xavier Beauvois (2010), Caroline Champetier, directrice de la photographie, Henry Quinson, conseiller monastique. Un film qui mérite d’être situé dans la culture chrétienne à laquelle il puise sa substance et sa forme.

Depuis sa consécration à Cannes (2010- prix spécial du Jury), et aux Césars (2011- meilleur film pour Xavier Beauvois , meilleure photo : Caroline Champetier, meilleur second rôle : Michaël Lonsdale) le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux » suscite le chant choral des louanges de la critique, qu’accompagne une fréquentation inespérée d’un public ravi. Ce succès montre qu’il n’est nul besoin d’avoir suivi une licence de théologie pour le savourer ! Mais il mérite d’être situé dans la culture chrétienne à laquelle il puise sa substance et sa forme.

Son titre est parfois mal compris. Or il est emprunté aux Ecritures (Ancien et Nouveau Testaments) qui lui servent de clé. Les religions monothéistes, que sont le christianisme et l’islam placés ici face à face, ne reconnaissent qu’un Dieu. Cependant « Vous êtes des Dieux » proclame le psaume 82 « …et pourtant vous mourrez comme des hommes » (Ps 82, 6). Cette parole est reprise par Jésus : « la loi appelle dieux ceux à qui la parole de Dieu fut adressée ». Comment s’étonner que lui-même se revendique « Fils de Dieu » ? Ce qui lui vaut d’être accusé de blasphème et d’échapper de peu à la lapidation (Jn 10, 34-38). Avec simplicité ce beau titre plonge, ceux qui le veulent, dans le mystère pascal, le mystère de la mort du Christ.

Entre Noël et Pâques
« Des hommes et des dieux » raconte l’agonie de deux ans qu’ont vécue les moines de Tibhirine, en Algérie (1996), entre le massacre des travailleurs croates à proximité de leur monastère et leur enlèvement. Agonie car il s’agit d’un combat à la fois physique, face à la peur omniprésente, et spirituel, dans la nuit de la foi. Un combat que le cinéaste inscrit dans la liturgie, depuis Noël (« il y a toujours en nous un enfant à mettre au monde » selon la parole de frère Christian de Chergé, prieur du monastère), jusqu’au repas de Pâques, véritable « dernière Cène » des moines. Comme dans le Dialogue des carmélites de Georges Bernanos (auquel le film peut être comparé par son argument), alors que le mal et la mort frappent à la porte, les plus courageux ne sont pas ceux que l’on aurait pu croire.

Mettre en scène la grâce
Nous ne nous proposons pas ici d’en donner une critique de plus mais de répondre à une question suscitée par une note dissonante de la critique lui reprochant « sa totale absence de grâce » (Pierre Murat, Télérama).
Comment rendre sensible la grâce ? La réponse me semble résider, au sein des plans, de la lumière, du cadrage et de l’imprégnation sonore, dans ce que le film emprunte aux arts sacrés, qu’il s’agisse de chants liturgiques (les hymnes qui ouvrent la prière au chœur) ou des arts visuels.

L’hymne, un chant divin
La vie monastique liant ces hommes leur enjoint de « prier et de travailler ». Les prières qui les rassemblent au chœur, depuis les petites heures de la nuit et tout le long du jour, sont évoquées par les hymnes de Didier Rimaud (et de Joseph Gelineau). Ces beaux chants, tout entiers fondés sur le mystère pascal, suscitent « une expérience intérieure, avec la complicité de musiques elles-mêmes très justes dans leurs factures contemporaines », selon la formule d’Isabelle Renaud-Chamska. Il y a plus ici que le « chant de cantiques » dont on se surprend « à la fin du film à fredonner les mélodies limpides » (Aurélien Ferenczi, Télérama). Car les hymnes liturgiques se fondent sur une tradition très ancienne et elles introduisent à une prière qui est aussi un combat spirituel. Ainsi saint Ambroise (IVe siècle) est-il réputé avoir inventé certaines hymnes, célébrant la lumière, pour soutenir le peuple de Milan rassemblé dans sa cathédrale assiégée. Hier comme aujourd’hui, chanter la parole de Dieu, peut aider à tenir dans l’épreuve en soudant une communauté face aux bruits de la guerre. « Voici la nuit / L’immense nuit de origines / Et rien n’existe hormis l’amour » (Didier Rimaud).

Andrea Mantegna, Le Christ mort, (dét.), vers 1470-1480, Milan, Pinacothèque de Brera.

« La peinture compte beaucoup pour moi » (Xavier Beauvois interview Arts sacrés /6)
Le cinéaste installe, en plans courts, des scènes brèves comme des vers de poèmes. Il serait tentant de faire un « quizz » de toutes les citations d’œuvres d’art entrevues dans ce film.
Des citations parfois explicites comme ce Christ mort d’Andrea Mantegna, très brièvement évoqué par la silhouette d’un terroriste qu’examine frère Luc (Michael Lonsdale). Ce raccourci fameux sur le corps du Christ a pu être évoqué aussi à propos des photos du Che Guevara mort (lui-même configuré au Christ par la fameuse photo d’Alberto Korda).
Autre citation : aux murs du monastère est fixée une reproduction de La flagellation du Christ de Caravage que caresse et « ausculte » doucement frère Luc. Le clair-obscur caractérise la « manière » de ce peintre qui fait sourdre les formes d’une obscurité veloutée. Les auteurs du film « des hommes et des dieux » ont visiblement médité ces processus. Ainsi Caroline Champetier a t’elle souhaité que sa mise en lumière du film procède de Rembrandt, un peintre compté parmi les « caravagesque du Nord ».

Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, La flagellation du Christ (dét.), 1606-1607, musée des Beaux Arts de Rouen.
© Marie-Julie Maille / Why Not Productions. Jacques Herlin (frère Amédée) et Michael Lonsdale (frère Luc), devant la reproduction du tableau du Caravage du musée de Rouen.

Le réalisme parfois abrupt de ces peintres du XVIIe siècle sert bien le dessein du cinéaste, « savoir être trivial avec la lumière ».
Caroline Champetier a même indiqué que, dans la dernière séquence du chapitre, elle s’est inspirée des autoportraits de Rembrandt, « pour comprendre visuellement comment un homme se regarde » (Hors Série Pèlerin, p. 21). Au long de sa vie, Rembrandt s’est envisagé, en gravures, dessins, peintures ou croquis traçant presque cent autoportraits, depuis le jeune ambitieux qu’il fut à ses débuts jusqu’à sa déchéance finale, âgé et failli. Comment ne pas évoquer ici le regretté Paul Baudiquey citant la parole d’un enfant devant la reproduction de l’un de ces autoportraits -« Dis, pourquoi il pleure le monsieur ? »- Et les larmes de frère Christophe « l’amoureux de Jésus » (Olivier Raboutin) et ses cris dans la nuit sonnent, jusqu’à l’apaisement final, comme autant de rappels des poèmes de la nuit mystique de saint Jean de la Croix : « Je sais une source qui sourd et qui coule / Mais c’est de nuit »...

Le cercle noir (dét.) d’après photo © Marie-Julie Maille / Why Not Productions
Michelangelo Merisi, dit Le Caravage, La vocation de saint Matthieu (dét.), 1599-1600, église Saint-Louis-des-Français, Rome.

Ces quelques jalons suffisent à me forger un « musée imaginaire », selon la formule d’André Malraux. D’autres pourront évoquer les mises en scènes de la Cène par les peintres de la Renaissance italienne, les fonds des peintures de Caravage [1], ou encore les moines peints par Francisco de Zurbaràn...
A vous de jouer !

Sylvie Bethmont-Gallerand

Pour aller plus loin… [2]

[1Pour les fonds on pourrait citer aussi la Marie-Madeleine repentante de la Galerie Pamphili, La diseuse de bonne aventure du Louvre, Les tricheurs du Kimbell Art Museum, etc.

[2- Autour du film :
Arts sacrés n°6, juillet 2010, dossier « Images du réel », 7,60 €.
Hors Série Pèlerin, « L’album souvenir, les moines de Tibhirine, « Des hommes et des dieux », 2010. 6, 50 €. Avec une bibliographie complète.
Charlotte Renaud, critique du film dans Etudes, 2010/9, 11 €.
Aurélien Ferenczi (Pour) et Pierre Murat (Contre*), Télérama. (Télérama.fr, 11 septembre 2010).

 Au sein de la bibliographie, des écrits des moines de Tibhirine :
Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard, 1996, rééd. 2010, 14 €.
Frère Christophe, Le souffle du don, Bayard, 1999.
Frère Christophe Lebreton, Aime jusqu’au bout du feu, poèmes, éd. Bellefontaine, 1997.
 Voir aussi : Rachid Koraïchi et alii, Les sept dormants, Actes Sud, 2004, 69 €.
Saint Jean de la Croix, Œuvres complètes, Paris, Cerf, 1990, 69 €.

 Sur les hymnes de Didier Rimaud :
Isabelle Renaud-Chamska, « Didier Rimaud, le goût des mots », Etudes, 2005/12 .

 Sur les rapports de l’art et des médias :
Jérôme Cottin, La mystique de l’art, art et christianisme de 1900 à nos jours, Cerf, 2007. 24 €.

 A l’occasion du 6e centenaire de la mort de Caravage, plusieurs publications récentes :
Rossella Vodret, Caravage, l’œuvre complet, Silvana Editoriale, 2010. 35 €.
Michel Nuridsany, Caravage, Flammarion, 2010. 25 €.

 Parmi les nombreuses propositions de formations dans Paris :
Cours Ecole Cathédrale aux Bernardins, 20, rue de Poissy, 75005.
« Découvrir les psaumes », par Christine Pellistrandi, cours annuels, mardis de 10h15 à 11h45 ou lundis de 20h à 21h30.
 La formation « art et culture religieuse » :
« Grandes figures du Nouveau Testament dans l’art » par Sylvie Bethmont, 12 cours au second semestre les jeudis de 10h à 11h30.
« Le Caravage », par Mélina de Courcy, 6 cours au second semestre, les mardis de 10h à 11h30.

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