La piel que habito
Pedro Almodóvar
Pedro Almodóvar, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Disons le d’emblée : avec La piel que habito (sorti sous son titre espagnol dans les pays francophones), Almodóvar démontre une nouvelle fois, et peut-être plus encore que les fois précédentes, qu’il est un des grands maîtres de la mise en scène. Il se livre ici à un exercice virtuose et prodigieux de cadrages et de mouvements de caméra, multipliant les plans à l’intérieur des plans et évoquant l’invisible avec une maîtrise rarement atteinte. Dans cette histoire qui touche au plus intime des psychés et des corps, très peu est finalement montré, mais avec une telle richesse que ce dévoilement confine à l’impudeur. Seule la parfaite retenue qu’observe constamment le réalisateur, tout en distanciation à l’égard du récit lui-même, évite au film de basculer dans l’obscène.
Une telle maîtrise aboutit pourtant à un paradoxe. La virtuosité étourdissante déployée pour rendre compte d’événements d’une extraordinaire violence physique et psychique laisse le spectateur à l’écart. Alors que d’habitude le cinéaste n’hésite pas à manier l’humour ou le tragi-comique pour créer avec son public une sorte de connivence qui permet aux sentiments de surgir tumultueusement, il expose ici les événements avec une froideur proprement clinique -c’est le cas de le dire. Des images ou des thèmes familiers apparaissent de façon inédite comme les arguments d’une implacable analyse, au sens à la fois logique et psychanalytique. Qu’il suffise d’évoquer les plans qui peuvent être rapprochés de ceux de son dernier opus, Étreintes brisées (les montées et descentes d’escaliers, les personnages jouant avec la réalité qui leur apparaît sur des écrans, la mosaïque de débris désassemblés comme le symbole d’une réalité déchirée et d’un souvenir impossible à évacuer) : là où les larmes jaillissaient, le calcul désormais domine. Tout au plus la dernière séquence permet-elle d’espérer la possibilité d’un échange vraiment humain.
Et l’histoire, donc ? Elle est impossible à raconter, à la fois parce qu’elle ne tient que par la mise en scène et parce que la dévoiler ferait s’écrouler l’horlogerie minutieuse de la narration. Le thème, en revanche, est simple : celui d’un savant (très) contemporain et fou qui veut tellement refuser la mort et soumettre la réalité à ses désirs que sa science, sa compétence, sa passion et son énergie ne laisseront derrière lui que le malheur et l’échec. Le parti-pris du film consiste dès lors à traiter cette trame classique de pulsions et de fantasmes d’une façon qui ne laisse aucune prise à l’émotion, en mettant le spectateur en situation de formuler un verdict, de prendre la mesure de la monstruosité qui se déroule sous ses yeux. Les avertissements éthiques rendent un son dérisoire : face à l’hybris moderne (science, argent, pouvoir, désirs), où trouver une conscience qui puisse ne pas faire désespérer de l’homme ? Qu’y a-t-il derrière nos "écrans" ? Où réside notre identité ? Selon les tempéraments, le film pourra faire l’effet d’un grand guignol ou d’une démonstration réfléchie : impossible de ne pas percevoir la stridence du cri qu’il pousse si soigneusement, jusqu’à la longue contemplation de l’hélice d’ADN au générique final.
À cet égard, l’échec d’Almodóvar au palmarès du dernier festival de Cannes n’est certainement pas une surprise. On pourra le rapprocher des deux toiles du Titien dont les reproductions ornent la mezzanine du héros, la Vénus d’Urbino et la Vénus à l’organiste : outre que les Vénus de ces deux toiles sont disposées en miroir, le film prend un malin plaisir à nous cacher les scènes complémentaires de chaque tableau, l’une où les personnages fouillent dans les recoins d’une intimité domestique, l’autre où l’allégorie des cinq sens fait éclater la puissance du désir. Sans doute y a-t-il ici un clin d’œil fait par notre artiste à la réflexion classique ; mais sans doute aussi ne pourront en profiter [1] que ceux qui entreront dans cet effort d’analyse. En définitive, La piel que habito n’est certes pas un film que l’on puisse montrer à tous : soit que son sujet soit ressenti comme tellement insupportable qu’il empêche de voir comment ce scandale est dénoncé par la mise en scène, soit au contraire que certains refusent d’entrer dans cette mise en scène qui force à reconnaître que ce dont il s’agit est bien une perversion. S’il n’est pas le plus émouvant des films du réalisateur, il est peut-être celui qui malmène le plus les mythes de notre bonne conscience contemporaine.
Denis DUPONT-FAUVILLE
23 août 2011
[1] Y compris pour entrer dans l’important contrepoint constitué par les œuvres de Louise Bourgeois, qu’une phrase du générique invite d’ailleurs à méditer.