Le miroir
Jafar Panahi
Jafar Panahi, 1997. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Le miroir : titre d’autant plus énigmatique que pas un miroir ne sera montré par la pellicule, d’autant plus riche que les reflets abondent, tant dans les images (que de vitres !) que dans les thèmes. Comment comprendre ce miroir ? Que cherche-t-il à réfléchir ?
Premier sens, le plus évident, celui qui rapproche les deux parties du film. Mina, jeune écolière de Téhéran, ne trouve pas sa mère à la sortie de son école primaire. Ainsi commence pour l’enfant une longue errance à la recherche de sa maison, de rue en rue et de scooter en bus, jusqu’à ce que soudain le regard de la petite fille fixe avec insistance la caméra : le drame éclate. Mina ne veut plus jouer. Elle descend du bus et se met à chercher sa maison. Par chance, le micro HF qu’elle porte sur elle continue de fonctionner. Ce que la caméra nous avait jusqu’alors montré avec un art consommé, filmant au plus près et variant les nuances, va désormais « se jouer » dans la réalité, à distance de l’équipe de tournage et avec toute l’intensité, l’âpreté de la vraie vie. La quête d’abord écrite et rêvée par le réalisateur pour son personnage se transforme en une poursuite, éperdue et fixée par miracle, des investigations de l’enfant. Tout ce qui était d’abord décrit se retrouve comme rejoué, déjoué, inversé, validé. Autour de la brisure constituée par la rencontre d’un regard d’enfant et de l’œil d’un objectif, la réalité du cinéma et celle de la ville se déploient, dialoguent et se rencontrent.
Cette simple description laisse déjà pressentir un deuxième jeu de miroirs : au-delà des deux parties du film telles que fixées par le réalisateur au montage, c’est en effet le cinéma et la vie qui s’élucident l’un l’autre. L’écran de projection fonctionne comme une glace sans tain vis-à-vis du réel, ou plutôt comme ce qui donne au monde de se voir avec une perspective nouvelle. Tout n’est pas si simple, en effet, et nous ne sommes pas dans un simple décalque : nous découvrons par exemple que l’écolière de premier niveau est jouée par une enfant de deuxième niveau, que celle qui ne sait revenir seule de l’école est jouée par celle qui, le sachant, a -littéralement- été déroutée par les trajets du tournage. Plus encore : dans la partie « réelle », alors que nous suivons Mina qui se rapproche du terme, nous entendons un personnage (voix de doublage de John Wayne !) lui apprendre qu’il l’a vue descendre du bus lors de son explosion de colère… quinze jours auparavant. Non seulement, donc, le film présente comme une épure de la « réalité », mais celle-ci pourrait bien elle-même constituer une épure du monde réel : troisième jeu de miroirs, qui nous impose de scruter davantage les images telles qu’elles sont si nous ne voulons pas perdre le fil.
Or, les images sont d’une fluidité, d’une simplicité stupéfiantes. La bouille de Mina et sa voix haut perchée focalisent toute notre attention. Elle regarde et elle écoute, elle désire et tremble, elle court en tout sens et attire tout à soi. Tantôt c’est le son qui permet de retrouver sa petite silhouette, tantôt c’est l’image qui nous fait supporter les coupures du son. Toujours ce menton volontaire et ce regard sombre nous ramènent vers eux, s’imposent à nous, malgré l’écran des voitures entre les trottoirs, malgré les flux de la foule en travers des rues, malgré tous les sujets qui pourraient nous distraire. Car cette enfant tient bon : les questions hardies qui pouvaient sembler des artifices de scénario dans la première partie se révèlent constituer comme sa marque, son audace vertigineuse pour aborder les uns ou s’écarter des autres ne nous laisse pas en repos, la fraîcheur du regard qu’elle pose sur les adultes n’exclut en rien une lucidité sans concession et ne saurait la détourner de retrouver les siens.
À travers cette figure si attachante, il y a donc une parabole : non pas sur la vie concrète en général, mais sur l’Iran d’aujourd’hui. Sur les contacts, confiants ou méprisants (bien plus qu’en notre Occident édulcoré), entre enfants et adultes ; sur les équilibres difficiles entre les hommes et les femmes ; sur les relations entre les pouvoirs publics et ceux dont ils prétendent réguler la vie (scène fabuleuse de l’agent finissant par emmener Mina au garage pour chercher l’adresse de son père, puis manquant la confier à un délinquant pour que celui-ci la reconduise, avant qu’elle ne s’échappe à l’improviste, une fois les informations obtenues). Cette petite fille qui voit la vie telle qu’elle est, ou du moins qui la fait montrer par le cinéma telle que nous ne la voyons plus, avance en parlant de sa mère et de son père, ou en téléphonant à son frère, sans que jamais ces derniers se manifestent. Jeune héroïne qui commencera son voyage en s’immisçant dans une négociation serrée sur une invitation à des noces et qui changera de véhicule juste avant que le scooter qu’elle quitte ne soit fauché, pour atteindre son but alors que tout le pays exulte sous l’effet d’une victoire au football. Mais aussi silhouette finalement silencieuse et recluse, jetant un regard sombre, par le seuil de sa maison, sur la rue où les adultes continuent de jouer leur jeu sans s’intéresser à elle dès lors qu’elle échappe à leurs manipulations [1].
Sous des dehors très simples, voire répétitifs, voici donc une fête pour les sens et l’esprit. La première scène fera date : à la sortie de l’école, Mina traverse successivement les quatre passages à piétons du carrefour, bravant la circulation automobile et se mêlant aux adultes, tandis que ses camarades peu à peu s’égaillent. La caméra, immobile, à la croisée des routes, pivote lentement pour l’accompagner jusqu’à ce que, seule à boucler le périmètre lorsque même les adultes ont rebroussé chemin, l’enfant revienne vers la grille de l’école et trouve réconfort auprès d’une enseignante. Pourquoi le cinéma iranien, aujourd’hui, a-t-il une telle force avec des moyens si simples ? Peut-être parce qu’il lutte pour la vie : pas seulement pour la sienne, mais pour celle du peuple qu’il donne à contempler.
Une merveille. Un très beau cadeau de Noël.
Denis DUPONT-FAUVILLE
22 décembre 2011
[1] On le voit, le plâtre que Mina a au bras est lui aussi parabole d’entraves plus réelles, de même que son fichu blanc disparaît après avoir manqué de la symboliser (et ceci à la fin de chacune des 2 parties !). Difficile, parfois, de savoir qui joue avec qui ; l’équipe elle-même se montre en train d’essayer de tromper la gamine en lui remettant un micro. Dès lors, il n’est pas illogique qu’elle quitte-un taxi qui semble l’amener droit chez elle…