Au-delà (Hereafter)
Clint Eastwood
Clint Eastwood, 2010. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Le dernier film de Clint Eastwood est d’une structure complexe. Trois récits s’y déroulent alternativement, convergeant vers une unité qui ne sera d’ailleurs pas totale [1]. Et chacun de ces trois récits se situe à un double niveau, celui de la terre des vivants et celui du monde des morts. C’est assez dire qu’il faut une réalisation virtuose pour permettre au spectateur de suivre sans difficulté des histoires situées dans des lieux distincts, avec des personnages que tout oppose et dans des langues diverses. Pari tenu : une nouvelle fois, la mise en scène de Eastwood parvient à se faire oublier pour se mettre au service du récit.
Il nous semble que la difficulté, le paradoxe de Hereafter se situe précisément à ce niveau. À la fin de la projection, le spectateur peut avoir le sentiment d’avoir assisté à une histoire complexe racontée de façon relativement plate. Or, c’est exactement le contraire : car l’histoire, certes conçue comme un jeu de miroirs et bourrée d’allusions à des éléments extérieurs au récit lui-même, se découvre finalement profondément unifiée et cohérente ; tandis que la mise en scène, sous des dehors très simples, procède d’une méditation, d’une contemplation proprement abyssale de chaque personnage et du contexte dans lequel celui-ci évolue [2]. Si le scénario sent un peu son artifice, l’amour du réalisateur pour ses personnages permet à ceux-ci de trouver leur consistance et de dépasser de beaucoup, en profondeur, le cadre du récit.
Pour étayer cette affirmation, il faudrait analyser certaines scènes image par image puis les rapprocher les unes des autres. Faute de pouvoir ici nous livrer à cet exercice, contentons-nous d’indiquer quelques thèmes ou, plus exactement, quelques « motifs » récurrents de Hereafter pour tenter d’en suggérer la profondeur.
D’abord le motif du gisant : gisant de Marie flottant dans l’onde du tsunami, en une sorte de lévitation dont on ne sait si elle la fait plonger ou l’élève [3] ; de Jason, fracassé par un camion et tombant lourdement dans une position fœtale et sans vie ; de George, ne pouvant reprendre ses esprits qu’allongé sur le dos tel un Christ au tombeau et écoutant la parole de Dickens qui franchit jusqu’à lui et le temps et l’espace ; de Marcus, qui ne peut se coucher que dans un lit voisin de celui de son jumeau, s’enfonçant ainsi dans l’isolement, jusqu’au jour où, s’allongeant seul sur le quai d’un métro dans une lutte pour retrouver ce qui lui manque, il verra sa vie sauvée.
Ensuite le motif de la parole : parole de la littérature au premier chef, qui évite à George la folie et provoquera la réunion salvatrice des personnages [4]. Parole des médias, omniprésente et insignifiante. Parole des morts, ténue et désirée, qui expose la vérité. Parole des parents, jamais tout à fait accessible aux enfants et que pourtant ils doivent affronter pour se construire, qu’il s’agisse de la mère des jumeaux, du père défunt demandant pardon à sa fille d’avoir abusé d’elle, du couple de l’assistance sociale qui dès son apparition essaiera de briser le monde clos des jumeaux et fournira à Marcus le soutien paradoxalement silencieux qui ne lui fera jamais défaut. Parole des charlatans, exposée au regard sans compromis du jeune enfant [5]. Parole des spécialistes (en médecine, en cuisine) qui, en acceptant de se restreindre à un champ de compétence particulier, attirent autour d’eux ceux qui recherchent des raisons de vivre.
Comme souvent chez Eastwood, les translations sont importantes. Combien d’escaliers dans ce film, tantôt montés tantôt descendus, font contrepoint aux séances où tout semble flotter ! Combien de voitures qui surgissent de nulle part, pour transporter ou agresser les personnages, et donner à leur vie une direction imprévue, toujours fixée par d’autres ! [6]
Qui va où ? Qui voit quoi ? Ici, ce que la caméra montre et les mouvements qu’elle effectue sont plus importants que ce qui est dit. Et le « voyant » le plus déterminant pour donner un sens à ces vies ne sera pas le medium, mais le jeune garçon si semblable aux héros de Dickens, qui verra le réel (George attiré par Marie) et osera agir en conséquence, inversant la marche habituelle des actions secrètes mues par l’invisible et redonnant au temps son axe naturel, tendu vers l’avenir.
A cet égard, la dernière scène porte sans doute la « morale » de tout le film. D’une part, en effet, elle est parfaitement normale : un homme jeune regardant une femme désirable s’imagine dans ses bras, puis se lève pour prendre sa main dans la sienne. D’autre part, elle vient comme un choc dans la mesure où elle inverse tout ce à quoi s’attend désormais le spectateur : car George, habituellement, a des visions du passé… et ne peut toucher quelqu’un sans ressentir la secousse de contacts surnaturels. Une fois tout cela traversé, c’est le naturel qui est étonnant : qu’un homme et une femme puissent encore songer à l’avenir, converser, se désirer, quand bien même le décor devient outrageusement artificiel ; que la réalité donne une épaisseur à un monde qui en semble si désespérément dépourvu.
En anglais, hereafter est un mot à la signification ambiguë : à la fois ce qui est au-delà et ce qui, « après », demeure « ici ». La vie d’ici, en réalité, pèse son poids d’éternité. C’est ce que dit le jumeau mort au survivant quand, après lui avoir révélé qu’il l’a sauvé de la mort alors même que l’au-delà est « cool », il ajoute : « et ce jour-là j’ai fait une bonne chose » [7]. C’est ce que nous montre un Eastwood octogénaire, qui signe ici un film métaphysique moins par son sujet apparent que par la façon dont celui-ci est effectivement traité, ici et maintenant.
P. Denis DUPONT-FAUVILLE +
6 février 2011
[1] Les trois protagonistes principaux ne vivront jamais une scène ensemble, même s’ils se trouvent brièvement dans le même lieu. À vrai dire, l’unité finalement obtenue sera le fruit non d’une conclusion commune mais d’un échange : un service pour un autre, un avenir qui s’ouvre au terme d’un travail de deuil. Celui qui provoque cet échange est l’enfant, le jeune Marcus, par son coup de téléphone final ; mais seul George, son bienfaiteur, parlera à chacun des deux autres héros, ce qui consonne avec son don de médium.
[2] Cas paradigmatique d’un film où, pour reprendre le titre français, il faut précisément aller « au-delà » de ce qui est montré par une prise de conscience de la forme même qui nous le montre.
[3] En prenant garde de ne pas forcer le trait, il est difficile de ne pas voir dans cette scène initiale du tsunami au moins une allusion au baptême, ensevelissement dans l’eau qui permet l’ouverture à la vie éternelle.
[4] Et accessoirement une apparition-hommage mémorable de Derek Jacobi !
[5] Typique d’Eastwood la façon dont, une fois de plus, la famille et la religion sont scrutées à la fois sans relâche et sans concessions.
[6] Sauf dans le cas du second rôle si attachant de Mélanie (Bryce Dallas Howard), qui refuse de se laisser conduire et ne pourra donc trouver d’issue à son drame intérieur.
[7] À ceci peut aussi se rattacher le thème, valable pour chacun des trois héros, que chacun recherche en permanence un partenaire véritable, qui ne soit pas un double ni l’objet d’une relation fusionnelle. La dernière conversation entre les jumeaux, par medium interposé, esquisse une piste où chacun est présent à l’autre, moins d’ailleurs par la chair que par la parole. Cette piste est aussitôt complétée par la scène finale, frustrante à dessein, où la parole se tait pour que la chair, enfin, ait une chance de s’exprimer pour elle-même.
Le spectateur chrétien rêverait de rapprocher cela de la scène initiale pour y voir une symbolique sacramentelle. Si cela excède sans doute le propos de Eastwood, celui-ci montre en tout cas à sa manière que, pour quiconque a le souci des autres, la vie éternelle est déjà commencée (à l’inverse de la quête des esprits, qui cherche à prolonger leur manifestation terrestre et n’aboutit qu’à l’enferment sur soi). Et cette « manière », comme nous l’avons dit, est avant tout cinématographique, à la fois par l’image et par la bande-son, faite de variations obsédantes dues au réalisateur lui-même.