Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger - Messe de la promotion “France Libre” de Saint-Cyr

Cathédrale Notre-Dame de Paris - 26 mai 1988

« il est frappant de voir quel long et laborieux investissement spirituel il lui a fallu pour découvrir, alors qu’il était éloigné de la foi et de la pratique des vertus chrétiennes, son véritable visage de disciple du Christ. »

Pour deux raisons entre autres, je remercie la Providence de pouvoir prier ici ensemble, ce matin :

La première, c’est le nom même de votre promotion. « France libre » évoque un moment particulièrement difficile, obscur, décisif de l’histoire de notre pays. Il est juste, non seulement d’en rendre hommage – et cela vous appartient –, mais aussi, en tant que disciples du Christ, membres de l’Église, de prier pour tous ceux qui ont donné leur vie afin que notre pays garde sa dignité, sa liberté, ses raisons de vivre, de prier pour tous ceux qui, aujourd’hui encore, vivent la même fidélité.

La deuxième raison, c’est votre présence ici dans le cœur spirituel de la France. Le symbole le plus évident et en même temps le plus mystérieux à comprendre de la vocation spirituelle de notre pays se trouve sous vos yeux. Je veux parler de la Pietà. Cette statue, vous le savez, est due au vœu de Louis XIII ; cette année, nous célébrons le 350e anniversaire de cette offrande d’une nation à Dieu, par l’intercession de la Vierge Marie. Il revient à l’archevêque de Paris de renouveler cette consécration des volontés, des cœurs et des esprits pour que toute gloire soit rendue à Dieu. Il m’apparait donc providentiel que ceux parmi vous qui sont disciples du Christ, membres de l’Église, puissent, en ce lieu et en ce moment, faire ce pèlerinage pour l’année mariale, ainsi que le Pape l’a demandé aux catholiques du monde entier.

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Vous vivez un moment difficile, car s’il existe une tradition ferme et forte, peu à peu élaborée, de l’idéal de l’officier chrétien, il faut nous souvenir qu’elle s’enracine dans une longue conversion spirituelle de l’instinct guerrier, à savoir l’idéal chevaleresque tel que l’histoire l’atteste. Cet idéal, dans ses sources et sous ses formes les plus anciennes, est fondamentalement l’idéal de disciples du Christ qui, décidés à tout donner à Dieu, jusqu’à leur propre vie, pour le royaume de Dieu, mettent au service de leur vocation chrétienne et de l’Évangile leur mission particulière dans le métier des armes. Il s’agit donc d’une « hiérarchie » intérieure rigoureuse et non d’être d’abord un guerrier, par surcroit respectueux de rites religieux.

Cet idéal chevaleresque, fait du respect de la justice, de la quête de la vérité, de l’éventuel recours à la force pour sauver la paix, était resté le patrimoine commun de beaucoup, alors même qu’un certain nombre de vos aînés ne partageaient plus la foi chrétienne. Pour vous faire mesurer le travail intérieur qu’exige le maintien de cette perspective, un exemple parmi des centaines.

Ce matin, en priant pour vous, je pensais à Charles de Foucauld, non que je veuille vous le donner en exemple, car chacun a sa voie et son chemin et personne n’est imitable. Cependant, il est frappant de voir quel long et laborieux investissement spirituel il lui a fallu pour découvrir, alors qu’il était éloigné de la foi et de la pratique des vertus chrétiennes, son véritable visage de disciple du Christ. Loin de renier l’officier qu’il était, il s’est accompli comme officier dans cette transmutation spirituelle. Cette conversion fait de lui une figure hors pair et sa sainteté sera peut-être reconnue un jour par l’Église comme certains le souhaitent et le demandent.

Je pourrais citer encore bien des noms qui vous sont familiers, les uns fort connus, d’autres beaucoup moins. J’ai eu la grâce d’approcher certaines grandes figures qui, pour moi, ont été très révélatrices de ce chemin intérieur poursuivi au souffle de l’Esprit. Mais cela, c’était hier ou avant hier !

Aujourd’hui, votre génération, je n’ose dire votre promotion, doit faire un travail probablement inverse de celui de vos grands aînés. Ils étaient presque naturellement héritiers de vertus chrétiennes, même s’ils se tenaient à distance de la foi de l’Église. Aujourd’hui – je vous parle en successeur des apôtres –, si comme disciples du Christ, vous voulez accomplir cette vocation, ce « métier » nécessaire et à une nation et à l’Église, vous ne pouvez pas ne pas vous ouvrir à cette perspective. Vous devez consentir un engagement de votre liberté, de votre intelligence, de votre volonté infiniment plus grand que celui auquel vous avez déjà été appelés pour devenir des officiers dignes de l’idéal que vous portez en vous et que l’on veut vous transmettre et faire grandir.

L’effort intérieur pour donner sa vie à Dieu au jour le jour est infiniment plus grand et périlleux que de risquer, un jour peut-être, sa vie pour la patrie. L’effort intérieur pour vous faire disciples du Christ, effort sans lequel vous ne pouvez pas être des officiers chrétiens, requiert de vous une générosité, un amour aux exigences concrètes et précises. Et mieux que d’autres, vous savez ce qu’est la discipline, vous savez ce que sont les obligations d’une éducation, les impératifs d’une règle à tenir, au prix de quel entraînement !

Je souhaite qu’il y ait parmi vous, autant que Dieu le permettra, quelques hommes qui acceptent d’assumer l’exigence de la prière, non seulement comme un rite accompli avec plus ou moins de conscience, mais comme une activité qui demande ce qui est le plus précieux, le plus compté pour un homme : son temps. Vous qui savez ce qu’est le minutage de la vie ordinaire et ce qu’il prend de vos forces vives et de votre énergie, si vous voulez entrer dans cette intériorité sans laquelle votre action extérieure ne trouvera pas sa véritable dimension, il serait normal que vous consacriez un temps notable à prier dans le silence, la contemplation, l’adoration. Par « temps notable », j’entends une heure, pourquoi pas, ou en tout cas une demi-heure. Car il est un apprentissage à la suite du Christ que vous ne pourrez découvrir que dans la durée de chaque jour. « Impossible », me direz-vous ? Essayez. Si je me permets de vous tenir un langage aussi pratique, c’est parce que plusieurs de vos anciens me l’ont dit. Je ne fais que transmettre à voix haute des confidences reçues de vos aînés.

Seules la méditation quotidienne de la Parole de Dieu, la contemplation familière du Christ dans sa sainte humanité et le partage de son adoration pour le Père, seule la disponibilité répétée et soutenue à la puissance de l’Esprit peuvent vous faire comprendre en vérité ce que sont les hommes ; et c’est le plus fondamental pour l’exercice de votre métier. Car votre vocation est de servir – non dans l’abstrait ni l’irréel –, d’être des formateurs, des meneurs d’hommes. Vous devez donc comprendre pour vous-mêmes d’abord et pour les autres ensuite ce qu’est l’homme, quelle est sa véritable dimension, quel est le sens de sa vie, quelle est sa dignité inaliénable. Or, cela ne s’énonce pas dans un décret, ne figure pas dans un règlement, ne se résume pas en quelques principes. Cela s’apprend à l’école du Christ.

« Qu’est-ce que l’homme ? ». La réponse à cette question, c’est Pilate qui la donne : « Voici l’Homme », dit-il en désignant à la foule de Jérusalem Jésus qui porte par dérision le manteau de pourpre et la couronne d’épines. Comprendre ce qu’est l’homme ne peut se faire qu’en contemplant cet homme Jésus pour reconnaître dans le visage de tout homme l’humanité que le Verbe de Dieu a voulu faire sienne et en découvrir la véritable dimension.

Dès lors, votre courage n’aura pas seulement pour source vos propres forces, mais la force de Dieu qui vous permettra d’accomplir plus que l’héroïque : l’« impossible ». Ce n’est pas moi qui vous le dis, mais Jésus lui-même, dans l’évangile de saint Marc, avant l’épisode que nous avons lu. Lorsque Jésus invite l’homme riche à tout quitter et tout donner pour le suivre, l’homme s’en va tout triste car il avait de grands biens. Les disciples, atterrés, se demandent : « Alors, qui peut être sauvé ? ». Fixant sur eux son regard, Jésus leur fait cette réponse que je vous invite à méditer souvent : « Aux hommes, c’est impossible, mais pas à Dieu. Car tout est possible à Dieu » (Mc 10,27). Pouvoir offrir sa vie est vrai et possible, non seulement pour le moine, le religieux, le prêtre, mais pour tout baptisé.

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En conclusion de ce chapitre 10, saint Marc rapporte avec soin l’attitude de l’aveugle de Jéricho. Rappelez-vous le cri de cet homme : « Jésus, Fils de David, aie pitié de moi ! ». L’Orient chrétien, des Églises de Byzance au monachisme, a chargé ces mots de toute la tradition spirituelle de la prière, donnant son contenu le plus fort à cette simple phrase incessamment répétée, les yeux fixés sur Jésus, le Sauveur du monde.

« Appelez-le », ordonne Jésus. Chacun de nous peut se dire que Jésus prononce pour lui cet ordre et prendre pour lui l’encouragement de l’Église dans le « Courage, lève-toi, il t’appelle » de ceux qui entourent Bartimée. Et chacun de nous peut faire sien son geste quand, rejetant son manteau pour ne pas avoir d’entrave, il se précipite vers Jésus. Chacun peut entendre pour lui cet appel à sa propre liberté : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Voilà la question que Jésus nous pose : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » « Que je retrouve la vue », répond l’aveugle. La seule prière qui est exaucée sur le champ, c’est celle qui demande la Lumière, car Dieu est Lumière. « Va, ta foi t’a sauvé ». Et Bartimée voit Jésus et le suit sur son chemin qui monte vers sa Passion.

Vous ne serez des officiers chrétiens que si vous êtes des chrétiens au sens le plus fort du mot, qui prennent sur eux ce service austère, mais combien nécessaire, ce service des armes qui est en même temps et d’abord le service des frères. Votre tâche est sans doute plus rude que pour les générations qui vous ont précédés. Vous êtes appelés à un plus radical retournement du cœur et à une plus généreuse offrande de vos libertés. C’est pourquoi je me réjouis d’avoir pu vous le dire, successeur des apôtres, évêque chargé de vous annoncer l’Évangile. Puisse Dieu susciter en vous, à la prière toute-puissante de Marie, la joie de le connaître et de savoir à quel amour vous êtes appelés, pour la gloire de Dieu et le salut du monde !

Jean-Marie cardinal Lustiger,
archevêque de Paris

Charles de Foucauld

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