Intervention “Ce que signifie aujourd’hui être fidèle à la France”

Intervention du père Antoine Guggenheim, prêtre du diocèse de Paris et responsable scientifique de UP for Humanness, donnée le 19 janvier 2020 lors du Colloque du CEDER intitulée “La République les Religions et « le grand remplacement » : réalité ou illusion ?”.

On entend parfois dire qu’il faut limiter l’immigration en Europe et en France pour y préserver la civilisation judéo-chrétienne et les valeurs des Lumières (dont la laïcité). Ce jugement est une triple tromperie. Tromperie, car l’immigration ne peut faire peur qu’à ceux qui se déclarent incapables de vivre leur civilisation et ses valeurs. Tromperie car la civilisation européenne a pour moteur la recherche du lien entre l’unité de l’humanité (l’universel) et la rencontre de l’autre (la diversité des cultures). Tromperie car on invoque les valeurs judéo-chrétiennes comme un faux-nez d’un repli identitaire qui, il y a peu, s’exerçait contre les Juifs et le judaïsme.

On demandait à la chancelière Angela Merkel : « Faut-il avoir peur de l’islam ? » Elle répondit en deux temps : oui, il faut craindre et combattre l’islam politique, dont l’idéologie est étrangère à ce que nous voulons pour l’Europe et qui nourrit la violence terroriste. Mais « la peur de l’islam ne pourrait en rien contribuer à améliorer la situation. [...] Pour dialoguer et parler de soi, il faut en effet déjà se connaître et se comprendre [… avoir] le courage d’être chrétiens, de savoir susciter le dialogue, de retourner à l’église, de se replonger dans la Bible. » [1]

Nous nous demandons : Que signifie aujourd’hui être fidèle à l’Europe, être fidèle à la France ? Pour que la tromperie ne nous plonge pas dans des solutions illusoires, je vous propose de faire mémoire de deux moments historiques et de chercher à en tirer ensemble des leçons pour aujourd’hui : l’après Révolution et l’après 2ème guerre mondiale. Nous le ferons en compagnie de deux penseurs engagés dans l’action politique et culturelle : Alexis de Tocqueville et la philosophe Simone Weil.

« Réconcilier l’esprit de liberté et l’esprit de religion »

« J’aborde la session tristement. L’état de la question religieuse me cause surtout une profonde douleur. Mon plus beau rêve en entrant dans la vie politique, c’était de contribuer à la réconciliation de l’esprit de liberté et de l’esprit de religion, de la société nouvelle et du clergé. Cette réconciliation est ajournée pour des années ; la brèche qui se fermait est rouverte et sera bientôt presque aussi large qu’en 1828. Ce résultat est dû à la combinaison des plus mauvaises passions et du plus grand esprit d’aveuglement (à mon sens du moins) qui se puissent concevoir. […]

Le clergé soutenait la cause la plus juste. Celle de la liberté d’enseignement. Il avait un terrain admirable, solide et constitutionnel sur lequel il suffisait de se tenir tranquille pour y attirer la majorité de la nation et des Chambres et y être irrésistible ; c’était le terrain du droit commun. Réclamer la liberté d’enseignement pour tout le monde, en vertu des principes de la constitution. C’est la voie dans laquelle il était d’abord entré. Mais bientôt qu’est-ce qu’ont fait ceux qui parlent en son nom ? Ils ont réclamé la direction de l’éducation comme un droit inhérent à l’Eglise ; par une absurdité rare, ils ont fait redouter des actes d’autorité auxquels, au fond, ils ne voulaient pas se livrer. Ils ont émis des principes en vertu desquels non seulement ils auraient été libres d’enseigner mais de contrôler l’enseignement qu’ils ne donnaient pas ; principes qu’ils n’ont ni la volonté ni la possibilité d’appliquer dans la société de notre temps. » [2]

Avec vigueur et clarté, mais aussi avec une « profonde douleur », Alexis de Tocqueville pointe, dans une des nombreuses péripéties de l’histoire politique et religieuse française, des éléments fixes et structurels. Le « rêve » de Tocqueville met en lumière le paradoxe des relations entre la France et le catholicisme, exprimé dans tant de récits catholiques de la France.

Parce que marqué par une longue histoire cléricale, le catholicisme du XIXe siècle est mal à l’aise avec l’idée de liberté politique. Pourtant Tocqueville croit que le catholicisme n’appartient pas au passé de la « société nouvelle » : il peut – ou il pouvait – se réconcilier avec la France moderne sur « le terrain du droit commun » et contribuer à y attirer irrésistiblement « la majorité de la nation ».

« Pour mon compte, je comprends plus aisément un homme animé tout à la fois de la passion religieuse et de la passion politique que de la passion politique et du bien-être, par exemple [3]. Évacuer la « passion religieuse » ne rend pas « la passion politique » pour la liberté plus forte mais, au contraire, la soumet à « la passion du bien-être », véritable épreuve des démocraties modernes.

Pouvons-nous penser que l’analyse de ce paradoxe des trois passions de la démocratie moderne, analysé par Tocqueville, décrit l’avenir de l’Europe et de la France ? Je le crois, et j’espère, ou plutôt je rêve, avec lui, que tant qu’il y aura une Europe et une France, « ce cher vieux pays » passionné de liberté et de sens, la rencontre entre l’esprit de liberté et l’esprit de religion ouvrira à tous des possibles féconds.

De l’engagement politique et de l’esprit de parti

La Démocratie chrétienne a été, en France comme en Italie, au Benelux ou en Allemagne, l’un des plus beaux engagements politiques des années qui ont suivi la Deuxième Guerre Mondiale. Elle a accompagné la naissance de la démocratie sociale et construit la première Europe, répondant aux angoisses des peuples de la guerre froide et initiant le processus de la décolonisation.

L’ampleur de la vision des fondateurs démocrates-chrétiens de l’Europe s’exprime dans le « Discours du salon de l’Horloge » du 9 mai 1950, où Robert Schuman, en même temps qu’il propose la création de la CECA pour garantir la paix et la prospérité en Europe, annonce que ses bénéfices financiers seront mis au service du développement économique de l’Afrique décolonisée. La démocratie chrétienne, c’était la renaissance de l’esprit européen universaliste et sa réponse aux méfaits de l’européocentrisme.

Après ce moment-fondateur exceptionnel, la roue de l’Histoire a tourné. Que reste-t-il de la démocratie chrétienne ? En Allemagne, elle est toujours active et puissante, mais désemparée par l’effondrement démographique et la montée des inégalités. Au Benelux, elle pâtit du déclin culturel de l’Église. En Italie, elle n’a pas résisté aux scandales politiques et aux mutations du libéralisme. En France, elle n’a pas survécu aux deux blocs politiques qui l’ont prise en tenaille, le gaullisme et le communisme.
Comment s’engager aujourd’hui face à un tout autre défi que celui de l’Après-Guerre mais dans la même perspective de quête d’unité et de respect de l’autre ? Comment promouvoir ensemble passion de la liberté, passion religieuse et passion du bien-être ?

On gagne toujours à relire Simone Weil (1909-1942), cet esprit tranchant, qui met en lumière les arrêtes cachées d’une question, même si l’on ne la suit pas jusqu’au bout de ses conclusions. En 1940, au spectacle de la décomposition de l’Europe et de la démocratie, elle prône « la suppression générale des partis politiques » :
« Pour apprécier les partis politiques selon le critère de la vérité, de la justice, du bien public, il convient de commencer par en discerner les caractères essentiels. On peut en énumérer trois : Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. » [4]

Si la démocratie est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple », selon Georges Washington, les partis sont à la fois une chance et un risque pour la démocratie. Un risque car ce dont nous avons besoin pour vivre ensemble et être un peuple, c’est de respect, d’estime et d’amour, même dans les conflits, les querelles et les combats, pour que grandissent ensemble la diversité et l’unité – un idéal, ou une utopie qui ne fait pas bon ménage avec l’esprit de parti. Nous avons besoin de vivre le présent et de chercher l’avenir à la croisée des expériences, des actions et des réflexions.

A ce niveau, l’Eglise et les autres institutions religieuses, pourvu qu’elles se situent comme des acteurs parmi d’autres, sans qu’on ait à s’excuser d’être croyants mais sans non plus de prosélytisme, peuvent contribuer à nourrir l’engagement politique sans esprit partisan. Elles disposent d’une connaissance de terrain d’une rare étendue, du plus local à l’international, des plus simples aux élites, de la naissance à la mort, et un peu au-delà. Les religions (religio) sont porteuses d’une philosophie de l’engagement personnel et collectif dont les deux piliers sont la participation (relier) et la quête de transcendance (relire).

Dans la démocratie européenne, il n’y a plus de sens à parler d’un parti politique religieux. Les chrétiens, par exemple, ne sont pas tous sensibles aux mêmes enjeux politiques. Si l’on cartographie en trois dimensions les partis politiques selon leur manière de situer par rapport aux trois axes de notre devise : « Liberté, Egalité, Fraternité », des chrétiens se trouvent partout.

Tous manifestent-ils pour l’accueil des demandeurs d’asile débarqués dans les ports de Méditerranée ? Tous perçoivent-ils les enjeux éthiques des nouvelles technologies médicales ? Tous comprennent-ils la laïcité de la même manière ? Cette diversité des engagements politiques des peut aider à une inspiration des propositions de tout bord politique par le témoignage de « l’esprit de religion ».

Prendre parti, sans devenir un parti. J’aime donner « Esprit civique », le think-tank fondé et animé par le député de Loraine Dominique Potier, comme exemple d’une contribution politique à la fois neutre religieusement et philosophiquement engagée. Ce think-do-tank politique, indépendant des partis et des institutions religieuses, dont le personnalisme s’inspire d’Emmanuel Mounier, parrainé par Jacques Delors, organise une université populaire annuelle, anime des débats, propose des « balises » fruits d’une réflexion partagée, et prépare des propositions de loi sur des questions de société.

La responsabilité politique et religieuse dont la France a besoin aujourd’hui est tissée d’engagement et de cohérence, de confiance et d’esprit critique. Prendre parti sans esprit de parti, s’engager, faire de la politique et, si l’on en a le goût, se présenter aux élections par passion de la liberté : tout cela est nécessaire et a besoin d’inspiration. La politique, comme la religion, ne peut échapper ni au questionnement éthique ni au ressourcement spirituel.

[1Lors d’une discussion publique à l’université de Berne (Suisse) début septembre 2015, en pleine « crise des réfugiés » du Moyen-Orient : https://www.youtube.com/watch?v=auVO2ayfGn0#action=share

[2Alexis de Tocqueville, « Lettre à son frère Edouard, 6 décembre 1843 », dans Lettres choisies. Souvenirs (1814-1859), Quarto Gallimard, 2003, p. 543-544.

[3« Les deux premières peuvent tenir ensemble et s’embrasser dans une même âme, mais non les deux secondes. Il y a une autre raison moins générale et moins grande mais peut-être plus concluante, en fait, qui explique que les deux passions marchent ensemble et s’aiguillonnent mutuellement. C’est le service qu’elles sont souvent appelées à se rendre l’une à l’autre. Les institutions libres sont souvent les instruments naturels et parfois indispensables des passions religieuses. Presque tous les efforts que les modernes ont fait vers la liberté, ils les ont faits par le besoin de manifester ou de défendre leurs croyances religieuses. », Lettre à Louis de Kergorlay, 18 octobre 1847, p. 589.

[4Note sur la suppression générale des partis politiques, Allia, 2017. (1re édition 1940)