L’homme du peuple (Wałęsa. Czlowiek z nadziei)

Andrzej Wajda

Andrzej Wajda, 2013. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

L’homme de l’espérance

Trente-cinq ans après L’homme de marbre (1977) et L’homme de fer (1981), Andrzej Wajda, le grand cinéaste polonais, ajoute un volet à sa chronique de la Pologne du XXe siècle. Pourquoi avoir tant attendu ? Au-delà des contingences matérielles, le sujet lui-même appelait sans doute cet écart : car l’homme dont il est ici question a surgi de façon si surprenante, sa figure a fait l’objet de tant de controverses et son rôle a été si décisif qu’un certain recul était sans doute nécessaire pour pouvoir offrir un regard serein sur cette destinée hors normes.

Lech Walesa, puisqu’il s’agit de lui, n’est pas seulement le leader historique, mondialement connu, du syndicat Solidarność, ni un ancien président de la Pologne, ni non plus un ami personnel du réalisateur (autre motif d’une prise de distance assumée) : il se présente d’abord, à l’origine, comme un ouvrier électricien des chantiers navals de Gdańsk, père de famille, se défiant de la politique et visant un bonheur simple. Cet homme d’extraction modeste est aussi doté d’un très sale caractère. Comment a-t-il pu devenir une figure politique majeure, symbole à la fois de fermeté, de dialogue et de modération ?

Wajda explore cette question en se centrant sur une interview célèbre que le chef de Solidarité accorda en 1981 à une star du journalisme italien, Oriana Fallaci, quelques mois avant l’instauration de l’état d’urgence. Entre cette intellectuelle de gauche pétrie de culture occidentale, familière des grands de ce monde et défiante à l’égard des idées reçues, et le syndicaliste polonais catholique, adversaire des communistes et d’un réalisme qui va jusqu’à la manipulation, le dialogue s’engage, fait de provocations et de confidences, en un paradoxe qu’accentue le contraste entre les sonorités des langues italienne et polonaise (et l’extraordinaire ressemblance des acteurs). Autour de lui, le film déploie vingt ans d’histoire, de la répression des révoltes en 1970 jusqu’à la chute du mur de Berlin en 1989.

Ce dispositif de narration sans surprise s’accompagne d’une mise en scène classique. Tout au plus le mélange entre film et images d’archives, très réussi, représente-t-il à sa manière une prouesse technique. Mais le propos ne consiste pas tant à étonner sur la forme qu’à montrer avec force comment le dialogue peut surgir de l’affrontement (que ce soit dans l’interview, en famille ou en politique) et comment l’homme ne peut se construire qu’en assumant la responsabilité de ses actes (politiques, familiaux, amicaux), bons ou mauvais. Notre présent ne peut construire l’avenir, en effet, qu’en intégrant les diverses dimensions du passé qui le tissent : là où le totalitarisme nie l’histoire et où la lâcheté tente de la cantonner au souvenir, ceux qui se veulent vraiment citoyens et pères doivent accepter de se regarder en face pour dévisager les autres sans peur.

Les divers dialogues qui se développent sous les yeux du spectateur font alors surgir l’image d’un Walesa à la fois monolithique et complexe. Totalement donné à sa famille, il prend pourtant à maintes reprises le risque de disparaître pour que ses enfants puissent grandir dans un cadre d’où l’humanité ne soit pas exclue (d’où la force du symbole, plusieurs fois réitéré, de sa montre et de son alliance laissées à sa femme en cas de malheur) ; s’opposant tant aux excès des manifestants qu’aux violences des policiers, il avoue cependant ne tenir que grâce à la force de la colère qui ne cesse de sourdre en lui ; adversaire résolu des communistes, il empêche néanmoins ses compagnons de rompre les négociations, évitant ainsi l’éclatement de son pays ; chrétien simple, il réussira à traverser l’épreuve de la mise à l’isolement et du rejet de tous sans consentir à trahir la communion fondamentale que la dialectique du pouvoir tente d’anéantir.

Beaucoup de leçons peuvent ainsi surgir d’une œuvre bien plus méditée que son apparente simplicité ne le laisserait croire. Retenons-en deux autour du personnage de Walesa. D’abord la force de l’amour : le moteur secret du leader n’est autre que la présence de sa femme, jamais hypocrite mais toujours au service de la famille tout entière. D’une certaine manière, la générosité et le renoncement à soi dont Walesa fait preuve dans son action politique seraient juste inimaginables sans le modèle qui lui en est fourni dans son foyer (et dont ses enfants attestent la fécondité !). Ensuite le pouvoir de la parole : la scène dans laquelle il parvient, au début de l’histoire, à se faire entendre des policiers lors d’un interrogatoire où ceux-ci mettent en doute sa modération, alors même que ses compagnons se font passer à tabac dans les bureaux alentour, dessine le cadre symbolique où la force du Verbe pourra se déployer (et qui sera confirmé tant par les visites de Jean-Paul II que par la compassion d’une femme policier devant un enfant en danger de mort).

Pour le spectateur d’aujourd’hui, cette œuvre rappelle aussi d’où nous venons. Nous revoyons, avec déjà une certaine surprise, la violence d’un passé encore si proche chronologiquement et géographiquement. La force du dialogue, en ce sens, n’a pas pour seule fonction de résister au totalitarisme communiste ; elle permet de réfléchir sur le contenu et les modes de nos échanges et de nos communications actuels, voire de nous interroger sur les modalités des nouveaux pièges politiques et sociaux qui peuvent nous être tendus. Comment, par exemple, certains peuvent-ils toujours soutenir que la religion est une affaire privée quand une histoire si concrète et si récente proclame avec une telle force le contraire ?

Pas de transmission sans dialogue ni mémoire, avons-nous souligné : un cinéaste de quatre-vingt-huit ans nous le montre ici comme un avertissement. Bien plus profondément que la simple description d’une personnalité exceptionnelle, ce film est d’abord une interrogation sur les véritables motifs d’une possible espérance [1].

Denis DUPONT-FAUVILLE
4 décembre 2014

[1En ce sens, la traduction du titre original, L’homme de l’espérance, par L’homme du peuple, relève d’une manipulation digne d’un Comité central de parti communiste à la grande époque !

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