« L’homme n’est pas un animal »
Le Figaro – Jeudi 8 août 2019
Tribune du père Laurent Stalla-Bourdillon, directeur du Service pour les Professionnels de l’Information et ancien aumônier des parlementaires.
La mission prophétique de l’Église s’exerce par la voix de ses pasteurs et de ses fidèles, chacun dans la sphère de ses responsabilités. Les évêques ne donnent pas de consignes de vote ou d’action, mais ils appellent les catholiques à exprimer librement leur conscience pour porter la voix des plus faibles, sans se laisser intimider, surtout quand le corps social tout entier est menacé par la tentation de la toute-puissance.
Le dimanche 6 octobre 2019, une grande manifestation rassemblera des Français de toutes familles politiques et de toutes confessions religieuses, des Français opposés à la grave atteinte à la dignité d’enfants qui seront délibérément privés de père par la volonté du législateur. À l’approche de l’évènement, l’attitude de l’Église catholique est scrutée. Coïncidence : une semaine plus tard, le 13 octobre, a lieu la canonisation du bienheureux cardinal Newman, apôtre de la confiance en la conscience de toute personne, en sa capacité à discerner le vrai et le bien. L’appel à la conscience de chaque citoyen est et reste la première responsabilité de l’Église.
L’Église : des pasteurs et des fidèles
La précision du langage est ici une nécessité : qu’entend-on par l’Église ? Il est habituel d’établir une distinction entre l’Église en ses représentants institutionnels, c’est-à-dire l’autorité spirituelle et sacramentelle, et l’Église en ses membres que sont tous les baptisés. À l’intérieur de la communauté catholique, la reconnaissance de cette distinction est inséparable de l’affirmation de l’unité fondamentale de l’Église qui rassemble tous les baptisés en un seul corps.
Mais les médias en général et les responsables politiques tordent le sens de la distinction. Ils s’évertuent, par commodité plus que par malice, à identifier l’Église à ses seuls chefs. La faisant en quelque sorte rentrer de force dans les catégories du politique, ils peuvent ainsi affirmer qu’elle ne diffère pas d’un parti politique ou d’un syndicat, bref d’un groupement d’intérêt. Ils appliquent à l’Église le schéma politique d’autorité, dans lequel la voix des dirigeants devrait commander l’action de tous les membres. Hélas, les responsables institutionnels de l’Église — les évêques — se laissent trop facilement et depuis trop longtemps prendre à ce piège, pourtant grossier, de la réduction aux catégories politiques. De sorte que s’ils professent des opinions différentes du consensus politico-médiatique, on les accusera d’abuser de la liberté d’opinion et de frayer politiquement ou idéologiquement avec des mouvements jugés infréquentables. Ce sont de bonnes vieilles ficelles de la vie politique. L’Église ne (re)deviendrait respectable que si elle se soumettait au programme du pouvoir en place ou à la doxa médiatique gardienne des opinions recevables. Mais l’Église, prise collectivement ou en chacun de ses membres, n’a pas pour vocation d’entrer dans la constitution d’un rapport de forces politique. Elle a d’abord une mission critique et prophétique dont, il est vrai, tous ses membres n’ont pas une égale conscience.
« Éclairer l’intelligence pour choisir le bien »
Il faut ne pas connaître les évêques de France pour les soupçonner de vouloir envahir le champ politique. Ils s’en gardent avec sagesse. Mais ils savent pourtant depuis fort longtemps que le pays est insuffisamment administré. Ils savent aussi que le pouvoir spirituel n’est pratiquement plus entendu. La société actuelle n’adhère plus au message spirituel dont l’Église avait plus ou moins le monopole il n’y a pas si longtemps encore. Nos compatriotes s’en moquent plus ou moins ouvertement se tournent vers des pseudo-prophètes de bonheur, qui se présentent comme les apôtres du progrès. « Aujourd’hui, dans notre société, l’Église catholique ne constitue plus un pôle de référence central » disait le cardinal Vingt-Trois à La Croix en septembre 2012. Il ajoutait : « Ce qu’elle vit et ce qu’elle dit ne laisse pas nécessairement nos contemporains indifférents. […] Elle doit préserver sa capacité d’action, mais sa mission n’est pas de se préoccuper de son image, c’est d’annoncer l’Évangile ! La mission de l’Église c’est d’éclairer l’intelligence pour choisir ce qui est bien. »
l faudra à l’Église, pasteurs et fidèles ensemble, fournir un effort considérable pour expliquer rationnellement la cohérence de sa foi, afin que les Français redécouvrent la pertinence et la saveur de sa parole et de sa confiance en un Dieu d’amour. L’ère des croyances irrationnelles a sonné avec les angoisses écologiques et technologiques. Ce ne sont pas les changements sociétaux nés des techniques qui pourront transformer l’humanité. Seule la conscience de ce qu’est l’humanité pourra rendre attractifs les principes de gouvernement qui assurent la bonne santé du corps social. « L’homme passe infiniment l’homme » disait Blaise Pascal. À l’Église échoit le rôle irremplaçable d’affirmer cette vérité, et de sauver ainsi l’humanité de l’enfermement dans lequel ses techniques finissent par la confiner, bridant sa liberté. La foi chrétienne contient la certitude que notre vie ne se réduit pas à notre visibilité temporelle. Toute personne est en chemin entre sa naissance et sa mort, un être en devenir dont la mort même participera de son accomplissement. L’Église ne réduit pas la vie humaine à ce que l’on peut en voir ou en mesurer. L’essentiel de la vie d’une personne se tient caché dans ce qu’elle en conçoit.
S’opposer librement
La riche soirée au Collège des Bernardins organisée par la Conférence des évêques de France permettait clairement de comprendre la portée des transgressions que contient le projet de loi de bioéthique. Elle suffisait pour entendre qu’au stade où en sont les dérives, le fatalisme et la résignation risquent fort de l’emporter, à moins que les personnes de confession catholique ne décident, en conscience, d’exprimer clairement et publiquement leur opposition en prenant part aux actions de manifestation qui leur paraîtront appropriées, sans se laisser manipuler par l’accusation de collusion avec telle ou telle des associations organisatrices de la manifestation du dimanche 6 octobre prochain. Si les évêques n’ont pas de raison de donner des consignes de votes, ils ne décident pas davantage de ce qu’il est juste de faire pour se faire entendre. Ils ont accompli leur mission propre en posant clairement les termes d’un immense bouleversement pour notre société ; on n’attend pas d’eux qu’ils précisent que les lettres, les réunions publiques, les mouvements sociaux et les manifestations sont de libres moyens qu’offrent encore les lois de la République.
Si elles sont éveillées à l’importance des enjeux, les personnes de confession catholique seront assez grandes pour déterminer en conscience quelle serait l’expression la plus efficace pour interpeller l’opinion et le législateur sur les questions posées par la réforme annoncée : questions de procréation et de filiation, mais aussi questions sur l’utilisation de l’argent public, sur le sens de la médecine et de l’accueil de personnes handicapées… Lorsque le 27 septembre dernier, le vote de 55 députés seulement sur 72 votants emporte l’adoption de la procréation médicalement assistée pour les femmes seules et, donc, l’éviction du père et la dissimulation de sa filiation, cela n’interroge-t-il pas ? Où sont les autres représentants du peuple ? Comment une infime minorité peut-elle à ce point engager de tels bouleversements ? Si les députés ne sont pas dans l’hémicycle, faudra-t-il que les Français soient dans la rue pour les y rappeler ?
La seule et unique question
Certaines personnes s’arrêtent à la question de savoir s’il est convenable de prendre part à un mouvement de protestation collective tel que celui qui se dessine. Il faut ici prendre la mesure de l’absurdité de ces tergiversations qui alimentent la mise en abîme de la seule et unique question qui vaille aujourd’hui : oui ou non est-il légitime de priver volontairement et délibérément un enfant de son père ? oui ou non est-il légitime de forcer la fécondation d’un ovule par la micro-injection d’un spermatozoïde ? Car aussi vrai qu’une femme ne sera enceinte qu’après avoir accueilli et consenti consciemment à une union sexuelle (à moins bien sur de l’épouvantable réalité d’un viol), de même, l’ovule détermine mystérieusement lequel des millions de spermatozoïdes va pénétrer et réaliser la fécondation sans qu’il y ait la moindre nécessité d’entrer comme par effraction.