La révolution silencieuse

Lars Kraume

Das schweigende Klassenzimmer, 2018. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Le poids du mensonge

1956. Theo et Kurt, deux lycéens de terminale en Allemagne de l’Est, font de fréquentes incartades à l’Ouest, avant la construction du mur de Berlin. Profitant de l’une d’elles pour aller au cinéma, ils découvrent avec stupeur le récit de la répression de la révolution hongroise. De retour à Stalinstadt [1], ils convainquent leurs camarades de classe d’observer une minute de silence au début d’un cours, d’autant qu’ils croient (à tort) le capitaine de l’équipe de football hongroise parmi les victimes. Ils pensent ainsi protester sans faire de vagues. Las ! Le choc provoqué conduira à l’arrivée de la police politique et à la visite du ministre de l’Éducation, prélude à des arrestations et à un engrenage qui conduira la plupart des adolescents à fuir à l’Ouest.

Cette anecdote réelle n’est pas traitée de façon totalement réaliste. Si la reconstitution est soignée et le contexte explicité de façon parfois didactique, le réalisateur est surtout intéressé par la question de la transmission : que transmettre des valeurs allemandes après l’écoulement du régime nazi, comment transmettre des informations véridiques en plein régime communiste ? Pour cela, il s’attache à un groupe d’adolescents, l’âge charnière où chacun doit commencer à s’assumer tout en se détachant de la famille qui l’a formé, à faire des choix quant à ses attachements aussi bien rationnels que sentimentaux.

Sans dévoiler tous les rebondissements, signalons deux figures apparemment secondaires qui fournissent des clés importantes pour le film. D’abord Erik, qui finira par trahir le groupe en apprenant la trahison, longtemps cachée, de son propre père [2]. Ensuite Edgar, vieil homosexuel marginal chez qui les jeunes écoutent la radio alliée et qui servira de bouc émissaire après avoir dévoilé à ses cadets la logique d’un système qui ne respecte pas les personnes mais les utilise comme des pions interchangeables pour faire avancer sa cause.

Portée par des comédiens étonnants de séduction (mention spéciale pour Jonas Dassler, qui incarne le personnage rétif à suivre la révolte du groupe), l’histoire se suit avec plaisir et intérêt, malgré une mise en scène sans grande imagination et quelques effets parfois pesants [3]. Comment grandir sous le totalitarisme communiste tout en se détachant du totalitarisme national socialiste ? Comment aimer quand il faut toujours se soumettre ? Comment être digne de l’autre quand tout vous mène à vous renier vous-même ?

Les séances d’interrogatoires de la classe sont peut-être les plus réussies, nous mettant en prise directe avec la logique totalitaire. Si les adultes, depuis le notable jusqu’à l’ouvrier en passant par un proviseur écartelé entre son amour des élèves et sa fonction hiérarchique, sont habitués à louvoyer, les adolescents disent ce qu’ils pensent et cela nous vaut des confrontations impressionnantes avec les cadres du parti.

Mais il y a peut-être plus dangereux que de dire ce qu’on pense : ne pas le dire et montrer que quelque chose est tu. C’est ce sanctuaire de la conscience, de l’intime, que l’univers formaté de l’idéologie ne peut supporter. À l’heure où nos propres machines traquent nos déplacements et nos goûts, la vision de cette méditation sur la faculté des totalitarismes à prendre toujours de nouvelles formes et sur la difficulté d’y échapper est un exercice roboratif. Si rien n’est dit de la façon dont ces jeunes ont, finalement, construit ou non leurs propres familles, ce film courageux nous oblige à nous interroger sur nos propres responsabilités, irréductibles au bruit du monde.

Denis DUPONT-FAUVILLE
31 mai 2018

[1Actuelle Eisenhüttenstadt, ville créée après-guerre pour être la vitrine de la sidérurgie est-allemande.

[2À l’inverse de Kurt, qui découvrira une compromission analogue mais ne renoncera pas à vivre sa vie.

[3Ainsi d’une poignée de main appuyée entre un père et son fils ou de regards lourdement soulignés, dignes de romans photos, au moment de la séparation des familles ; plus de sobriété aurait eu beaucoup plus d’intensité.

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