Le dernier des injustes
Claude Lanzmann
Claude Lanzmann, 2013. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Une œuvre capitale de cinéma, de mémoire et de conscience.
En 1985, Claude Lanzmann donnait au monde Shoah, film monument de 9h30 qui, pour Pierre Vidal-Naquet, a constitué « la seule grande œuvre historique française sur le massacre, œuvre assurée de durer ». Cette année sort Le dernier des injustes qui, comme le dit son introduction, rend compte d’un épisode à la fois « latéral et central » de l’extermination des Juifs.
Le noyau du film réside dans les conversations que Lanzmann eut toute une semaine à Rome, en 1975, avec Benjamin Murmelstein, dernier doyen des juifs de Theresienstadt (Terezín). Dans ce « ghetto modèle », « offert » en Tchécoslovaquie par Hitler aux Juifs, transitèrent plus de 140 000 personnes. Loin du paradis présenté au monde extérieur, Terezín vit périr un quart de ses habitants, tandis que plus de 80 000 partirent en convois pour les camps de la mort. Pour encadrer administrativement l’horreur et le mensonge nazis et pour désigner ceux qui partaient « à l’est », des « doyens » étaient nommés à la tête de conseils juifs. Les deux premiers furent exécutés, le troisième, Murmelstein, survécut. Trente ans plus tard, il raconte comment, après avoir négocié dès 1938 à Vienne avec Eichmann pour faire échapper des dizaines de milliers de Juifs d’Europe, il dut se battre pour maintenir Theresienstadt… et le préserver de l’anéantissement.
Pour ponctuel que puisse sembler l’épisode, il permet de retracer la genèse de la politique d’extermination nazie et la diabolique duplicité de son orchestration. De plus, la personnalité hors norme de Murmelstein et son récit flamboyant de vivacité et d’intelligence font éprouver de façon extraordinaire tant l’épouvante dans laquelle vécurent les victimes que la force de vie qui fut nécessaire pour tenir malgré tout.
Mais au-delà de l’interview, le film fait œuvre de cinéma. D’abord dans son montage : à la conversation pivot se superposent à la fois la visite plus récente des lieux de l’histoire par Lanzmann et les films de propagande nazie tournés à Theresienstadt durant la guerre. Ensuite par la façon dont les images présentent à notre mémoire une foule d’allusions souvent implicites ; ainsi dans les paysages : l’évocation de la nuit de cristal est précédée par une vue panoramique sur les coteaux viticoles des Heuriger viennois, la mention de la crucifixion et des tortures s’accompagne d’un travelling le long du Mont des Oliviers, le bouleversant demi-tour final de Murmelstein et Lanzmann, bras dessus bras dessous, va vers l’arc de Titus où Rome conserve le souvenir du pillage de la Menorah du Temple… Enfin grâce au traitement de la bande son : pas de musique, mais un silence qui alterne avec des voix humaines : Lanzmann narrant les faits, le dialogue central, le chant liturgique de la synagogue à Vienne. La composition de chacun de ces niveaux et leur entrelacement mériteraient de longs commentaires ; tout en relançant l’attention trois heures durant, ils possèdent une prodigieuse puissance d’évocation.
Au terme, plusieurs acquis. D’une part, nous voici rendus contemporains de ce que nous avions déjà oublié ; partant, nous constatons comment le mal n’est jamais banal mais comment nous ne cessons de le banaliser [1]. De plus, la lucidité sans concession du doyen juif nous fait accéder au doute et nous interroger en conscience : quel rôle reconnaître à ces marionnettes promises à la mort qui, pour croire à la vie, tentaient d’influencer les fils qui les manipulaient ? Enfin et surtout, les sons, les lieux et les époques nous font mesurer, indirectement en apparence mais très profondément, le poids d’une absence : comme le dit Murmelstein, de cette absence aucune vie n’est plus exempte, ni à Rome ni ailleurs.
Loin des effets faciles et des jugements péremptoires, une leçon non seulement de cinéma, mais d’humanité.
Denis DUPONT-FAUVILLE
10 décembre 2013
[1] Ici prend place la polémique avec Hannah Arendt sur la banalité du mal et la personnalité de Eichmann, « ein Dämon » selon Murmelstein.