Les graines du figuier sauvage

Mohammad Rasoulof

Mohammad Rasoulof, 2024. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Téhéran, fin 2022. Au moment où les manifestations contre l’arbitraire du régime emplissent les rues, relayées par les réseaux sociaux, Iman est promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire. Après vingt ans d’une carrière exemplaire, il espère ainsi assurer à sa femme et ses deux filles un statut qui les comble. Mais ses filles sont partie prenante des soubresauts de leur génération, tandis que le système, misant sur l’abnégation du juge, lui demande d’acter des condamnations qui vont contre sa conscience. Lorsque son arme de service disparaît, les relations familiales sont envahies par le soupçon et la peur, la violence déferlant en une spirale vertigineuse.

Depuis Au revoir (2011), nous savons Rasoulof un maître de la mise en scène, disposant d’un pouvoir sobre d’évocation pour nous faire partager des drames auxquels nous nous serions crus étrangers. D’où deux caractéristiques, propres aux grands réalisateurs. D’abord le respect du spectateur : même si certaines scènes sont terrifiantes (comment oublier cet interrogatoire aux yeux bandés où une voix courtoise fait remarquer à la victime que peu de personnes à sa place ont été traitées avec autant d’égards ?), aucune image dégradante ou traumatisante ne nous est directement imposée [1]. Ensuite celui des personnages : comme le dit Renoir dans La règle du jeu, « tout le monde a ses raisons » ; loin d’opposer le camp du bien au camp du mal, le film nous montre comment chacun se débat avec l’extérieur mais aussi avec ses propres failles, ayant d’autant plus désespérément besoin des autres qu’il n’est pas sûr de pouvoir compter sur lui-même.

Au total, près de trois heures qui ne nous laissent aucun répit. Sur un rythme faussement paisible, le réalisateur nous entraîne dans une enquête où l’énigme ne peut révéler ses multiples dimensions qu’à un regard attentif, tandis que l’angoisse ne cesse de s’exacerber jusqu’à la prodigieuse séquence finale, dans des labyrinthes naturels [2] où chacun fuit et pourchasse, monte et descend, se cache et s’expose, vers un dénouement aussi tragique qu’inattendu.

Nous voici transportés dans un univers qui élargit le nôtre, découvrant comment chaque personne est un monde en soi. Êtres singuliers que seule une parole peut unir : comment l’échanger librement, dans la société ou dans la famille ? Il y a là beaucoup plus que la simple dénonciation des exactions d’un régime autoritaire. Signalons-en deux aspects parmi d’autres. D’une part, l’histoire prétend raconter la folie d’un homme mais manifeste plus encore la complexité des femmes, adultes [3], adolescentes, supportant tout mais aussi capables de tout. D’autre part, chacun est pris dans des réseaux (hiérarchique, amical, social) qui le constituent mais peuvent aussi le couper de la réalité : les adolescentes se laissent fasciner par les images violentes jusqu’à l’irréparable, le juge déambule comme une figure entre des silhouettes en carton-pâte, les femmes se parlent mais taisent « la vraie nature » de ceux qui les entourent, un passant peut agresser à mort celui qu’il a vu en photo…

Dénonçant la censure sans sacrifier à l’impudeur, ce grand film [4] nous met finalement au défi d’une parole chaste. Qui peut aujourd’hui la prononcer – et comment l’entendre ?

Denis DUPONT-FAUVILLE
28 février 2025

[1La scène peut-être la plus dure, celle où une mère de famille retire des balles du visage d’une étudiante, est aussi, paradoxalement, la plus poétique, par le choix du plan fixe lumineux et des chœurs qui l’accompagnent.

[2Qui ne sont pas sans faire penser à un Nuri Bilge Ceylan… sans oublier le Kubrick de Shining.

[3Mention spéciale à Soheila Golestani dans le rôle de l’épouse, Rajmeh.

[4Couvert de lauriers à Cannes (Prix spécial du Jury, Prix du Jury Œcuménique…) malgré les pressions de l’Iran.

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