Ne m’oublie pas (Vergiss mein nicht)
David Sieveking
David Sieveking, 2013. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Un soir de Noël, la mère du réalisateur, septuagénaire, oublie de faire le repas et de donner les cadeaux : la maladie d’Alzheimer vient de se déclarer. Son fils décide alors de filmer ce qui suivra pour, justement, lutter contre l’oubli.
Là où un énième documentaire sur Alzheimer serait à craindre, c’est en fait un extraordinaire portrait de femme qui nous est proposé. Car, à mesure que la vieille dame oublie sa propre identité, sa famille découvre qui elle a vraiment été : ses enfants par les confidences de ses proches, son mari par la lecture de son journal intime.
Mariés dans les années soixante, Gretel et Malte ont eu une carrière d’intellectuels engagés et d’activistes de gauche ; s’autorisant mutuellement des infidélités extra-conjugales, ils sont cependant restés unis pour élever leurs enfants. Plus la conversation devient difficile avec Gretel malade, plus la parole se met à circuler dans le reste de la famille ; comme une éclosion longtemps attendue, chacun commence à grandir. Malte se rend compte à quel point ses aventures ont fait souffrir sa femme, maintenant qu’elle le reconnaît à peine ; les enfants découvrent à quel point ils ont été aimés, au-delà des clichés de famille heureuse conservés dans les albums photos.
De façon lente et presque paisible, sans rien dissimuler non plus des difficultés inhérentes à la maladie, le film développe donc une série de paradoxes. Quand la raison semble s’évanouir, la parole se met à avoir tout son poids ; quand la réciprocité n’est plus possible, l’époux décide d’être totalement présent à son épouse ; quand les anciens vont vers la mort, ils ont encore la ressource de leurs propres parents (morts… ou vivants !) ; quand les enfants réalisent qu’ils ne savent rien, ils doivent gérer l’histoire leur prédécesseurs ; quand l’oubli et la fatigue progressent chez l’héroïne, la mémoire et la vie gagnent chez ceux qu’elle aime ; surtout, quand elle a parfois du mal à savoir simplement qui elle est, ses attitudes devant ses familiers livrent le plus profond d’elle-même. Alors même qu’elle s’absente toujours davantage, elle apparaît de plus en plus comme incapable d’autre chose que d’aimer.
En ce sens, la scène où son mari raconte qu’elle vient, pour la première fois, de lui dire « je t’aime » acquiert une profondeur bouleversante, faisant pendant à celle où il accepte que la nouvelle aide-soignante parle avec sa patiente comme avec une enfant, qui n’avance que s’il est aimé. L’amour dévoile sa puissance, si grande qu’elle rend capable de gratuité. Gratuité au moins double : au rebours d’une vie vouée à l’efficacité et au plaisir, tous se mettent au service de celle qui ne peut plus rien leur rendre ; et alors même qu’ils doutent de pouvoir lui apporter quoi que ce soit, c’est toute leur famille qui s’en trouve confortée. Le don de soi, ici, se révèle plus fort, porteur de plus de fruits que toute démarche “utile”.
C’est aussi, sans doute, cette générosité partagée qui empêche le film de sombrer dans le voyeurisme, sans être ni une fiction ni un documentaire. Les dialogues ou les expressions saisis par la caméra sont plus d’une fois bouleversants ; tel cadrage ou telle attitude “dit” la vérité des êtres bien mieux qu’un long discours, comme seul sans doute le cinéma peut le montrer.
De rencontres en promenades, de ports allemands en sommets suisses, d’adieux en retrouvailles, nous contemplons comment, chez une personne vieillie prématurément, rien ne reste que l’amour et la vulnérabilité de l’enfant trop longtemps dissimulé. S’il est possible de voir dans cette œuvre une parabole sur une Allemagne à la fois vouée à oublier son histoire et condamnée à la relire pour y découvrir, au-delà de ce que tout le monde connaît, des motifs de ne pas désespérer, il faut surtout se réjouir d’une telle richesse humaine déployée avec tant de simplicité, d’émotion et de beauté.
Une leçon de vie et, aussi, de cinéma.
Denis Dupont-Fauville
8 octobre 2013