Nous venons en amis
Hubert Sauper
Hubert Sauper, 2015. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Le cinéma a l’étrange pouvoir de nous rendre contemporains, compatriotes de ceux qu’il nous montre. Le présent documentaire nous emmène loin de ceux qui font l’actualité, infiniment loin de nos préoccupations immédiates, si loin que nous avons presque l’impression d’arriver dans un autre monde, sur une autre planète. Sentiment renforcé par les premières images, filmées depuis un avion comme s’il s’agissait d’une capsule spatiale se posant sur un astre inconnu.
Surprise : les habitants de cet univers lointain, en l’occurrence le Soudan du Sud, se révèlent nos frères. Et ce sont les étrangers à ce pays nouvellement créé, venant du même univers que nous, qui nous apparaissent comme des extra-terrestres.
Au fil des images, des décollages et des atterrissages du biplan du réalisateur, nous naviguons en effet d’une “tribu” à l’autre, d’une composante à l’autre de ce territoire hier encore soumis aux rivalités traditionnelles et désormais inséré dans une mondialisation impitoyable.
Schématiquement, trois groupes se succèdent. D’abord les Chinois, venus pour exploiter le sous-sol le plus intensivement possible, vivant dans des camps retranchés, sans contact avec la population, sans autre détente que des parties de billard ou des visionnages de… Star Trek. Puis les missionnaires évangélistes américains, gonflés de bonnes intentions, expropriant en toute candeur les populations du territoire de la mission et revêtant les enfants d’habits conforme à leur conception de la dignité biblique, quitte à sanctionner ceux qui, inconscients des bienfaits sans nombre qui leur sont prodigués, s’obstineraient à venir en cours munis de leurs habits coutumiers. Enfin les autochtones eux-mêmes, dépouillés de leurs terres [1], privés de leurs repères, séparés de leurs défunts, découvrant la pauvreté à mesure que l’argent se déverse sur leur pays et, parfois, complices du jeu pervers où les entraînent leurs “bienfaiteurs”, quand ils ne cèdent pas eux-mêmes aux mirages de la violence et de la conquête du pouvoir.
Dans cette logique où les démonstrations d’amitié couvrent à peine l’avidité (économique, spirituelle) des uns et des autres, les victimes sont d’ailleurs multiples : adultes, mais aussi enfants ; paysans soudanais, mais aussi ambassadeur américain ou ouvriers chinois, pris dans un engrenage qui les ridiculise sans qu’ils puissent le maîtriser ; hommes d’affaires occidentaux, mais aussi parasites africains progressivement dépourvus de la dignité que conservent les gens simples ; acteurs du drame, mais aussi ceux qui refusent de le voir. Jusqu’à la terre, qui peut se contempler du ciel mais aussi se réduire à son sous-sol, au point que l’eau qui en sourd devient elle-même porteuse de mort. La lune elle-même en sera-t-elle réduite à être « une propriété des Blancs », comme l’affirme avec crainte un sage soudanais à la fin de la projection ?
Comment de tels événements peuvent-ils demeurer ignorés, alors qu’il est si simple d’aller les filmer ? Peut-être parce que, précisément, vouloir en rendre compte suppose un fantastique décentrement de la part des Occidentaux que nous sommes. Le film le suggère, sans prendre pleinement les moyens cinématographiques de son propos. Ainsi la traversée des continents sur le minuscule avion confectionné par l’équipe du tournage, expliquée dans le générique de fin, est-elle présupposée et à peine suggérée à l’image, alors qu’il eût été facile de “scander” davantage cet éloignement. De même, l’hétérogénéité des populations présentées n’exclut pas des correspondances formelles, auxquelles les choix de tournage et de cadrage ne semblent pas toujours être sensibles.
Il reste qu’un tel film est une occasion unique de percevoir la réalité des affrontements qui conduisent aujourd’hui le monde et, à travers un cas certes très singulier, de dévoiler ce que masquent nos beaux discours, parfaitement rôdés et de moins en moins crédibles. Un exercice de discernement qui est aussi un stimulant salutaire pour la réflexion.
Denis DUPONT-FAUVILLE
23 septembre 2015
[1] 10% du territoire a été cédé aux exploitants étrangers lors des six premiers mois d’existence du Sud-Soudan. De même, une scène stupéfiante nous montre comment un chef coutumier a définitivement cédé, en croyant bien faire, 400 000 hectares de terre contre la somme de 25 000 dollars…