Séjour dans les monts Fuchun

Gu Xiaogang

Gu Xiaogang, 2019. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

La caméra comme un pinceau

La première scène fait un peu penser à un film de Sautet. Le spectateur se retrouve plongé au cœur d’une fête de famille, à l’intérieur d’un restaurant éclairé d’une lumière glauque. Le plan, très général, montre plusieurs groupes simultanément, entre lesquels des personnages circulent. Derrière une apparente confusion, la conscience surgit immédiatement d’un moment très ritualisé, dont la logique profonde nous échappe. Notre œil se laisse guider par le son des conversations. Et au moment où nous commençons à identifier les uns et les autres, un accident imprévu survient, qui fait que l’ordre laborieusement constitué s’écroule.

À partir de cette perturbation initiale, nous sommes amenés à entrer peu à peu dans la vie quotidienne des membres d’une même famille. Rien de spectaculaire pour le dehors. D’incessantes tensions et remises en question au-dedans. Paradoxalement, c’est à l’intérieur même du mouvement occasionné par ces multiples et subtiles vicissitudes que nous éprouvons, de plus en plus, la permanence et l’identité de cette famille, sans cesse appelée à se reconfigurer pour persévérer dans son être. La stabilité s’acquiert à travers mille moments fugaces, la mémoire se construit et se révèle dans l’éphémère.

Cette dialectique familiale reflète en réalité celle de toute une ville moyenne, la leur, sise dans les montagnes et traversée par un large fleuve, qui se développe à la vitesse du vent tandis qu’alternent les saisons. Les lumières changent, les bâtiments se transforment, les désirs se confrontent. Comment rester dans cette ville avec les augmentations des prix des loyers et, surtout, en prenant en charge l’aïeule désormais dépendante ? Les plus riches se défaussent sur ceux qui ont plus de sens pratique, les plus pauvres négocient avec prudence ; les jeunes rêvent de faire leur vie, les anciens craignent de ne pouvoir continuer.

Loin d’être heurtée, cette chronique de micro-événements, qui entrelace sur deux ans les trajectoires des membres de trois générations différentes, se montre d’une merveilleuse fluidité. Certaines séquences importantes sont courtes et allusives, d’autres moments anecdotiques durent longuement, de sublimes plans fixes de la nature alternent avec de longs travellings urbains, le tout crée une harmonie faite d’équilibres et de nuances. Tricheries et réconciliations, poésie et brigandage, casques de chantiers et lettres d’amour se rejoignent et s’assemblent en un tout à la fois mystérieux et cohérent. Le défilement de l’espace renvoie au déroulement du temps, témoin ce fantastique plan séquence de plus d’un quart d’heure où la caméra, depuis le centre du fleuve, suit un couple qui discute en marchant le long de la berge, renvoi très net à la technique de la peinture sur rouleau dont l’un des principaux chefs d’œuvre, peint au XIVe siècle, s’intitule justement… Séjour dans les monts Fuchun !

Trouvaille merveilleuse en même temps que profondément réaliste, les personnages qui permettent à la famille de ne pas éclater sont précisément ceux dont une organisation rationnelle rêverait de pouvoir se passer : la grand-mère amnésique (merveilleuse scène où elle tombe dans les bras de sa petite-fille rebelle en la remerciant d’exister) et le garçon trisomique, qui donne à son père une raison de se battre. Ceux qu’on voudrait oublier nous renvoient la mémoire de nos propres oublis, ceux qui semblent des poids font surgir une poésie vraiment humaine.

Ce premier film d’un réalisateur de 31 ans, qui annonce une trilogie, nous offre en l’occurrence une expérience inoubliable. Gageons que les fruits passeront la promesse des fleurs et que la suite se montrera à la hauteur de notre attente.

Denis DUPONT-FAUVILLE
janvier 2020

Cinéma