L’Échange (Changeling)

Clint Eastwood

La parole d’une mère contre la parole d’un enfant ; la parole d’une administration contre la parole de citoyens ; la parole des ondes contre la puissance du non-dit. Au-delà de l’apparence, celle d’un récit d’une enquête purement factuelle, le dernier film de Clint Eastwood pourrait être décrit comme une ample méditation sur la force de la parole. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Jusqu’à rapprocher, comme en miroir, la suspicion de spécialistes sur un discours rationnel et l’exigence, chez une victime, de susciter une parole de vérité chez le dément qui l’agresse ; jusqu’à faire se répondre en contrepoint, implacablement, inextricablement, les hurlements des sacrifiés et le silence de Dieu.

Dans la langue anglaise, étonnamment, existe le mot changeling, qui donne son titre original au film. Le dictionnaire dit : « enfant changé, substitué à un enfant volé ». Voici qu’un mot existe pour nommer l’innommable : l’arrachement d’un enfant à ceux qui l’appellent à la vie, et la mise en place du mensonge au cœur de la relation la plus originelle. Phénomène indicible mais pas si rare ; depuis le jugement de Salomon entre les 2 mères se disputant l’enfant survivant, c’est l’ambition de la justice que de restaurer ces liens naturels, en prononçant une parole qui, restituant l’enfant à sa mère, rendra la vie à celle-ci.

Seulement, il y a aussi un enfant mort. Et masquer cette mort c’est empêcher de vivre. Quelle parole aboutit à cela ? Quel enchaînement peut y conduire ? Que faut-il pour en sortir ? Dans une mise en scène d’un admirable classicisme, qui approche la perfection formelle, le réalisateur va méditer cette énigme, autant avec les images qu’avec les mots. Car il veut nous conduire à cette parole plus forte que toute mort. Ne pouvant en quelques lignes rendre compte de tout l’itinéraire auquel Changeling nous convie ; nous voudrions seulement en souligner trois aspects.

D’abord, on l’aura compris, celui de l’avènement d’une parole et, qui plus est, d’une parole au sujet d’un enfant. In-fans : l’enfant est celui qui ne dispose pas de la parole, mais qui doit la recevoir. Qui pourra lui en ouvrir l’accès ? La question ne porte donc pas seulement sur ce qui est dit des enfants, mais sur ce que nous les amenons à dire. À cet égard, les stratégies sont différentes. Il y a le mensonge, dicté par la corruption ; il y a aussi la vérité, suscitée par un regard d’amour. Dans le premier camp se rangent les officiers véreux, les médecins manipulateurs, le psychopathe incapable de rendre compte de ses crimes. Dans le second, une mère, un pasteur, un officier courageux, quelques prétendues folles. Entre les deux, l’opinion et les enfants. L’enfant qui apprend de sa mère à se battre et qui risquera sa vie pour cela ; celui qui ne pourra sortir de son insoutenable traumatisme que poussé par le besoin de retrouver des parents aimants ; mais aussi celui qui n’accèdera à la vérité qu’en retrouvant sa mère au bout de son mensonge et pour replonger dans le silence… Enfin, tout autour, ceux qui témoignent d’une approche différente de la parole, depuis les hommes d’Église, qui la servent , jusqu’aux infirmiers qui participent à la conspiration du silence, en passant par la prostituée qui, par sa parole fraternelle, fournira à l’héroïne les mots qui lui permettront de résister jusqu’au bout à la manipulation du corps médical. Les confrontations et les affrontements de parole sont nombreux, face à face ou autour de tables, par oral ou encore par écrit. Tout ceci se catalyse en deux figures bouleversantes. Au-delà de l’acquisition de la parole, l’adolescent "complice" du meurtrier, qui ne pourra parler qu’à celui qui aura risqué sa vie pour le sauver, entrant ainsi dans une existence d’adulte. En deçà, l’assassin d’enfants un peu hâbleur mais incapable de parler ou d’affronter le réel, qui mourra en chantant un cantique à la Mère et l’Enfant, face à la mère qui lui demandait la vérité sur le sort de son enfant.

Comment, dans ces conditions, l’héroïne peut-elle continuer de prononcer une parole rationnelle ? Il y a certes, à la fin de l’histoire, l’aide que lui apporte un avocat, mais celui-ci ne fait au fond que reprendre les éléments d’un dossier qui n’aurait jamais pu venir au jour sans la ténacité de la protagoniste principale. Le problème est ailleurs : dans le tapage des paroles contradictoires, est-il raisonnable de prétendre rechercher la vérité ? En réalité, la réponse du film semble nuancée. Certes, la vérité finit par prévaloir ; certes, ce qui pourrait passer pour de l’obstination dans l’attitude de celle qui ne veut jamais renoncer à retrouver son enfant, malgré l’accumulation des présomptions les plus lourdes, reçoit comme une confirmation inattendue lorsque resurgit l’un des disparus, des années après le drame ; mais nous voyons bien que son exigence de preuve, d’évidence assurée, échappe paradoxalement au rationnel . Le dernier mot du film, hope, montre qu’il est question de bien plus que cela. Il s’agit en fait de l’espérance , de la petite espérance, qui seule, au-delà de toute parole, peut fonder la parole qui recherche la vie. Sous cet angle, le personnage de Ben, le chef de service aussi discrètement amoureux à la fin qu’au début de l’histoire, fournit un éclairage précieux ; même s’il n’arrive pas, par respect humain, à prononcer la parole qui le ferait avancer (drame du coup de téléphone pourtant attendu le soir de la cérémonie des Oscars !), son espérance lui permet de vivre et d’être, bien qu’effacé, un des personnages les plus humains d’un film pourtant riche en humanité. Sans cette espérance d’une vérité, toutes les paroles peuvent se valoir, et la foule, selon les circonstances, manifestera dans la rue pour réclamer justice ou collaborera dans les asiles à la mise au pas des citoyens les plus récalcitrants. Sans elle, comment échapper à l’illusion de constants jeux de miroirs , au tourbillon d’un monde où tout se singe ou se répète sans direction qui permette d’avancer ? Dans Mystic River, si étonnamment proche de notre film par beaucoup de ses thèmes, l’image d’un pont suspendu, surplombant les eaux de la mort, revient régulièrement, sans que se voient jamais ses extrémités. De même ici, ce sur quoi se fonde l’espérance est une énigme. Et bien que Catherine Collins, comme elle le dit, n’ait pas de « mission », elle tient bon dans l’espérance .

Cette constance dans l’espérance, finalement aussi mystérieuse que la dépravation de l’assassin ou même que la détermination des officiers municipaux corrompus, conduit à un troisième élément, qui est la question de Dieu. Celui-ci n’est évoqué qu’en creux, mais sans cesse. Par les hommes d’Église, nous l’avons vu, mais aussi par les mentions de l’enfer , celles de Marie (par l’assassin) , la vision rapide de la Bible et des chapelets sur la table de sa chambre … Tout le film sonne ainsi non seulement comme une interrogation sur la présence de Dieu, mais comme une question lancée à Dieu : lui qui est le Maître de la Parole, comment consent-il à l’existence du mensonge qui répand la mort ? S’il permet à certains de garder l’espérance, celle-ci ne peut-elle se maintenir qu’en affrontant le doute sur la disparition des fils ? Pourquoi tout ce qui arrive doit-il être constamment menacé par la nuit ?

Qu’on nous permette une hypothèse, à partir d’images plus que de discours. De la première à la dernière séquence, nous passons d’un plan resserré, de nuit, à une vue générale, de jour. Or, dans la première image, rapide, l’héroïne étendue en contre-plongée n’est pas sans rappeler les Christs au tombeau de Mantegna (ou d’autres) ; dans la dernière, constituée par un très long plan fixe, le regard plongeant est celui d’un observateur immuable, situé dans les cieux. Comment ne pas être saisi devant l’absurdité de notre mouvement perpétuel ? Et pourtant, comment ne pas espérer que toute mort soit promesse de résurrection ?

P. Denis DUPONT-FAUVILLE +
4 décembre 2008

Cinéma