Hommage de Maurice Druon au Cardinal Lustiger
Maurice Druon, secrétaire perpétuel (h) de l’Académie française.
Est-ce un de ces immenses couchers de soleil tombant sur l’océan, dans un enchevêtrement somptueux de pourpres et de gloires ? Ou bien est-ce une de ces aurores superbes, s’élevant de la calotte arctique et embrasant tout l’horizon de sa lumière céruléenne ?
Depuis lundi, l’annonce du trépas de Jean-Marie, cardinal Lustiger, a pris une importance à chaque heure plus vaste et plus significative. Comme si sa forme humaine avait un peu caché sa grandeur, et que se révélait, dans sa totale amplitude, l’image d’un homme au-dessus des hommes.
Jean-Marie était un prédestiné. Le problème juif, la foi juive, le comportement juif, la politique juive et à l’égard des juifs allaient être au centre de l’histoire du siècle, ici et partout.
Comme nous sommes mal équipés, nous terrestres, à l’instant de verser l’hommage de notre admiration, pour tenter d’expliquer l’inexplicable !
Comment un petit juif, né de parents silésiens, dans une bonneterie du XIIe arrondissement de Paris, va, entre onze et quatorze ans, être happé par la foi chrétienne, jusqu’à se convertir contre la volonté des siens ? Comment va-t-il, dans le même temps, frôler les jeunesses hitlériennes et découvrir la haine antisémite, dont il prend une horreur définitive ? N’oublions pas que sa mère a été déportée et est morte à Auschwitz.
Sa foi pourtant ne rompit pas. Mais il ne lui suffisait pas d’être converti. C’est vers l’apostolat qu’il tend. Il veut être prêtre. II le devient.
Aumônier des étudiants, puis pendant dix ans directeur du centre Richelieu de la Sorbonne, où il formera toute une génération de jeunes adultes chrétiens, dix ans ensuite d’immersion paroissiale, et vingt-cinq ans archevêque de Paris, où il renouvellera l’Eglise alors que la société se renouvelait.
Ardent, vigoureux, mobile, multiple, prêchant, écrivant, créateur du message religieux audiovisuel, autoritaire parce que intransigeant sur l’essentiel, ami sans faille aucune de Jean-Paul II qu’il soutint, aida, représenta dans toutes ses entreprises universelles, vous fûtes, Jean-Marie, pendant un quart de siècle, une manière de miracle : l’incroyable survenu, l’invraisemblable manifesté, l’impossible existant ; vous fûtes le cardinal juif.
Cette quadrature du cercle, vous l’avez réalisée en vous et pour le bien de tous. Dans un monde en crise, vous avez repris, renoué, réconcilié en vous-même les deux fondements de notre civilisation et l’avez aidée à soutenir les coups de boutoir non du modernisme mais de la négation.
Longtemps, vous vous êtes dérobé aux avances qui vous étaient faites par l’Académie française. C’est la mort et la pensée trahie du cardinal Decourtray qui vous ont décidé à reconnaître que votre voix était indispensable sous la coupole du quai Conti. Ainsi, pendant douze ans, ai-je eu l’avantage d’être flanc à flanc avec vous, éprouvant tout ce qui vous hissait au-dessus de nous.
Quand vous avez senti que la force de vivre se retirait de vous, vous êtes venu, dans un geste unique, simple et sublime, nous dire que nous ne nous reverrions plus. Ainsi avez-vous agi pour toutes les communautés auxquelles vous étiez lié. Vous étiez le fils non pas du hasard, mais de l’exception. Nous n’oublierons ni votre regard ni votre sourire.
Nous venons vous apporter l’hommage de notre attachement, douloureux mais infaillible, Aron Jean-Marie, notre frère supérieur.
Maurice Druon