Lettres d’Iwo Jima

Clint Eastwood

Imaginez une pièce de théâtre en train d’être jouée. Vous pouvez adopter deux points de vue différents : ce que voient les spectateurs (la scène) ou ce que voient les comédiens (le public). Critique de Louis Corpechot.

Si, au cinéma, pour décrire une action, vous alternez les images qui montrent ces deux points de vue, on dit que l’une (par exemple celle de la scène) est le contre-champ de l’autre (celle du public. Cependant les deux plans liés ainsi par le montage ne sont pas l’exact opposé l’un de l’autre. Sinon il ne serait jamais nécessaire de montrer le contre-champ d’un champ, car il ne révélerait rien de nouveau pour le spectateur.

Clint Eastwood réalise, avec Lettres d’Iwo Jima une première dans l’histoire du cinéma : un film qui est tout entier le contre-champ d’un autre, Mémoires de nos pères (critique Paris Notre Dame n° 1163). Au cours du tournage de ce dernier film, Eastwood avait entendu dire par un général américain que l’officier japonais le plus intelligent sur l’île d’Iwo Jima était le général japonais Tadamachi Kuribayashi. Intrigué par ce compliment d’un militaire sur son ennemi, Clint Eastwood a découvert l’existence d’un recueil de lettres écrite par Kuribayashi à sa famille. De fil en aiguille, il a eu l’idée de faire un film qui soit la seconde face de la bataille.

Le résultat est une réussite. Dans le premier, la vérité de l’horreur sur Iwo Jima (le champ) s’oppose aux mensonges des politiciens (contre-champ). Dans le second, la violence de la guerre s’oppose à celle de la police qui brutalise les femmes restées seules avec leurs enfants. Dans les deux, l’illusion d’un champ « ami » et d’un contre-champ « ennemi » s’effrite. Les deux camps sont victimes de la propagande qui empêche de connaître l’autre.

Que dire de ce fait qu’en cherchant à connaître l’histoire des japonais, Clint Eastwood en soit arrivé à projeter son film dans une salle de Tokyo de 6400 places, à un public qui ne sait rien de la bataille d’Iwo Jima, celle-ci ne figurant pas au programme scolaire ? Et de celui-ci, que les studios américains ont accepté de financer un film tourné dans une ancienne mine d’argent, entièrement en japonais et sans aucune star ? Chercher à connaître l’autre, n’est-ce pas le révéler à lui-même, et se rapprocher de lui ?

Mémoires de nos pères montrait un fils qui cherchait à connaître l’histoire de son père. Les Lettres d’Iwo Jima sont adressées aux mères, aux femmes cruellement absentes de l’île tombeau. C’est par elles (les lettres des mères) que les soldats américains et japonais se retrouvent, c’est par elles (les lettres aux mères) que le passé existe en mémoire dans le présent.

Le contre-champ du père, c’est la mère. Le contre-champ de l’enfant, ce sont les parents.

Louis Corpechot

Cinéma