La Tourneuse de pages
Denis Dercourt
Il est parfois bien difficile de trouver les mots justes à propos d’un film. Plus il est dense, plus le vocabulaire dont on dispose nous semble inapte à exprimer l’atmosphère qu’il installe, les innombrables émotions qu’il fait naître. Critique de Dorothée Cuny.
Pour bien parler de La Tourneuse de pages, il faudrait être compositeur et créer une musique qui laisserait entendre la fragilité de sa propre harmonie. La mise en scène de Denis Dercourt est un rythme où le drame prend corps note après note, s’épaississant progressivement jusqu’à son irrémédiable fin. S’en dégage une sorte de mécanisme implacable dont la logique, aussi perceptible soit-elle, n’en demeure pas moins effrayante.
Dans son lit, la petite Mélanie agite ses doigts sur son drap. Ses yeux en amande, la finesse de ses lèvres, l’acuité de son regard, jusqu’à la raideur de son corps : tout indique l’extrême tension de son être. Le jour du concours d’entrée au Conservatoire, elle entame son morceau de piano avec une relative aisance. Touchés par l’intensité de sa concentration, nous suivons ses doigts avec anxiété, nous craignons le regard du jury, ces oreilles attentives à la moindre faute, à la moindre accroche. Il suffirait d’un seul écart pour que tout s’effondre. La fausse note est ici une intrusion qui surgit en dehors du clavier, hors du champ de maîtrise de Mélanie.
Elle s’immisce dans la brèche ouverte par l’inconséquence d’Ariane Fauchécourt, une pianiste renommée, magnifiquement interprétée par Catherine Frot. Désormais célèbre, la professionnelle oublie, en cet instant, combien la musique est fragile, la concentration qu’elle requiert, l’équilibre qu’elle exige. Avant de sortir de la salle, Mélanie la regarde droit dans les yeux, les deux personnages se trouvent soudain face à face et nous savons alors qu’ils se rencontreront. De retour chez elle, la petite fille verrouille son piano, enterre son talent. L’instant de relâche d’Ariane Fauchécourt révèle la personnalité de Mélanie. Derrière sa détermination et son sérieux se logent une hantise de l’échec, un irrépressible désir de contrôle.
Comment qualifier cette enfant, sa sécheresse, sa rigidité, son silence ? Denis Dercourt la laisse dans sa glaciale colère. On la retrouve jeune femme. L’ellipse installe un mystère : comment la fillette a-t-elle grandi ? le temps a-t-il pansé les blessures enfantines ? Son visage a changé mais demeure impénétrable. Denis Dercourt construit l’ambiguïté. La rencontre attendue a lieu, la jeune femme retrouve la grande pianiste Ariane Fauchécourt. Le hasard la mène aux côtés de son piano, elle devient sa tourneuse de pages.
Etrange répartition des rôles : c’est elle qui désormais assure l’équilibre de la musicienne. Denis Dercourt travaille la rigidité des corps englués dans les conventions bourgeoises. Sa mise en scène du rapport entre les deux femmes, essentiellement musical et corporel, installe un contrepoint signifiant. Mais le trouble vécu dans le monde des sens n’efface jamais le secret gardé. Un film dont on ne sort pas indemne.
Dorothée Cuny