L’enjeu (State of the Union)
Frank Capra
Frank Capra, 1947. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
De l’actualité des élections américaines
Grant Matthews est un self made man à l’américaine. Une patronne de presse qui a mis son ménage à mal voit en lui l’homme idéal à imposer comme candidat des Républicains à la Maison Blanche, se vengeant ainsi des politiciens qui ont fait barrage à son propre père. Voici donc la machine électorale qui se met en branle, autour du prétendant d’abord involontaire. Mais les règles de la campagne, entre autres mensonges, exigent de donner l’image d’un couple uni, ce qui oblige Matthews à se rapprocher de sa femme ; or celle-ci, en plus d’être la mère de ses deux enfants, n’a pas renoncé à être amoureuse de lui. Du cirque électoral ou du couple originel, qui aura le dessus ? Et quelle séduction dictera sa logique ?
À partir d’une intrigue théâtrale (qui transparaît parfois dans le brillant de certains dialogues), Capra réalise une de ses comédies les plus profondes. D’abord dans la dénonciation du système électoral américain, où la désignation des délégués pour les conventions des grands partis oblige à des promesses et à des concessions disputées comme autant de parts de marché. Nous sommes dans les coulisses des assemblées et des meetings, témoins des collusions entre la presse et les notables, devant une mécanique implacable à laquelle nul homme ne peut en réalité résister : pour rester dans le jeu, il faut accepter de se laisser broyer. Ici la lucidité du réalisateur quant au gauchissement de la démocratie en démagogie se fait implacable, loin par exemple de l’idéalisme d’un Mr Smith au Sénat, et le cinéma assume une fonction critique qu’un Thucydide, en son temps, n’eût pas désavouée. Outre qu’elle explique bien des compromissions y compris contemporaines, elle pousse à s’interroger sur les conditions réelles du fonctionnement de la société.
L’idée de génie, cependant, consiste à mettre en abyme la vérité du couple et les enjeux du bien commun. Le jeu de mots du titre original le dit : « l’état de l’Union », discours par lequel le président des États-Unis donne sa vision de la nation, ne peut être coupé de l’état matrimonial réel des acteurs individuels. Non qu’il y ait ici une vision fleur bleue d’un couple qui fonctionnerait toujours harmonieusement à condition de respecter un cadre traditionnel : au contraire, toute la gamme des tensions, tentations, trahisons, dissimulations, affrontements, pardons et réconciliations se donne ici à voir. Mais il y va, au plus profond, de la capacité d’un homme à donner sa parole sans la reprendre : hors de cette résolution de préférer l’autre à soi (ce qui inclut le réalisme de se savoir tous deux faillibles), la sincérité et l’enthousiasme initiaux se font progressivement « découper en tranches », comme le clamera l’héroïne. Là où l’homme d’État doit imposer sa volonté (et pour ce faire appeler ses concitoyens à dépasser la leur), le politicien, trop occupé à séduire, devient le jeu de celle des autres. Quel politicien peut alors devenir un homme d’État ? Si le film se montre pour le moins réservé, il est clair que celui qui est capable de tenir sa parole en privé est mieux armé que les autres pour correspondre à cet idéal : là encore, cette réflexion se révèle d’une constante actualité.
Mais croiser un thème général avec des destinées particulières ne suffit pas à faire un grand film, surtout quand le danger affleure constamment de sombrer dans les bons sentiments. Ici intervient ce qui fait le miracle de cette œuvre : deux acteurs et un réalisateur. Spencer Tracy et Katherine [1] Hepburn, tout d’abord. Ces deux-là sont amants dans la vie [2] (!) et l’intensité physique de leur amour éclate dans chaque plan. Capra, qui avait d’ailleurs embauché Hepburn sur une idée de Tracy, en a rendu compte : « quand Tracy et son "sac d’os" [Hepburn] jouent une scène, les caméras, les lumières, les micros n’existent plus. Moi-même, je fais comme le reste de la troupe : je m’assieds, je regarde et je m’émerveille » [3]. L’attraction fondamentale, le désir que rien n’éteint et avec lequel chacun doit pourtant apprendre à composer, ne sont pas simulés : l’évidence de ce mystère renvoie à celle qui fait que le mythe national des États-Unis garde sa force d’attraction. Rien à expliquer, mais un bonheur à constater. Bonheur qui irrigue aussi chaque moment du tournage, Frank Capra se surpassant lui-même en virtuosité pour accompagner joyeusement des comédiens plus savoureux les uns que les autres, ce qui est d’autant plus remarquable que la morale n’est pas celle d’un happy end. Les scènes d’anthologie abondent, depuis celle où l’époux lance son avion dans de folles voltiges tandis que l’épouse tricote sereinement dans le siège du passager, jusqu’à celle où deux citoyens devisent devant la Maison-Blanche pour constater que, bien qu’elle résume tous les idéaux de l’humanité, elle a bien besoin d’être repeinte, en passant par les jeux d’ombres et de domination dans la chambre conjugale…
À l’issue de la projection, en effet, la question demeure : si l’idéal américain est vraiment grand, sa mise en musique doit-elle le reléguer au rang de simple mythe ? Et si le pouvoir va immanquablement du côté des puissants et des corrompus, l’amour de quelques individus, même sympathiques et riches, a-t-il la moindre chance de rayonner vraiment ? Capra ne se prononce pas, ou plutôt il appelle à réfléchir plus loin. D’une part, en effet, ce sont finalement les « méchants » qui gardent la main, et la morale de l’histoire peut paraître bien sombre (et réaliste) à cet égard. D’autre part, en revanche, l’inclusion réalisée par les scènes initiale et finale du film montre combien le pouvoir ne garantit pas la fécondité : là où les puissants scellent leur domination sur le monde au prix de leur propre anéantissement, dans une incapacité totale à échanger une parole vraie (suicide du père, solitude de la fille, orgueil muet des deux), ceux qui consentent à s’aimer peuvent s’appuyer humblement, et avec le réalisme le plus grand, l’un sur l’autre (mari et femme disant en public par amour de l’autre ce qu’ils n’auraient jamais réussi à s’avouer), en un enthousiasme qui renvoie à celui des Pères fondateurs.
C’est donc à sa propre responsabilité que chaque spectateur se trouve renvoyé. Et avec une énergie qui donne envie de tenter l’aventure. L’aventure humaine, en fait. Si vous ne pouvez aller au Quartier latin pour voir cet inédit, profitez du DVD : il est disponible !
Denis DUPONT-FAUVILLE
5 novembre 2012.
[1] Sic, si l’on se réfère au générique.
[2] Ils le seront 25 ans, jusqu’à la mort de Tracy qui, catholique, refusera de quitter la mère de ses deux enfants…
[3] Citation empruntée à Édouard Waintrop, de Libération, dans la feuille distribuée à l’entrée du film au cinéma Le Champo où le film est actuellement projeté.