La guerre est déclarée
Valérie Donzelli
Valérie Donzelli, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Une histoire bouleversante : deux jeunes parents, ivres du bonheur d’être amoureux et d’avoir un premier enfant, apprennent que leur petit Adam est atteint d’une tumeur au cerveau. Il va falloir lutter, et c’est le récit de cette lutte, difficile et grande, que raconte le film.
Un enthousiasme d’autant plus sympathique qu’il est pavé de bonnes intentions. Non, il ne faut jamais se résigner à la mort ; oui, l’amour peut permettre de traverser des épreuves insoupçonnables et de se découvrir soi-même ; rien n’est plus triste qu’un tout-petit impuissant devant la maladie, rien n’est plus beau que des adultes désireux de s’aimer malgré tout pour puiser dans cet amour la force d’affronter la mort qui menace.
Ceci nous vaut quelques moments de grande émotion (comment ne pas pleurer devant un bébé traversant les couloirs d’un hôpital derrière les barreaux de son lit pour entrer, inquiet, dans une chambre stérile…), quelques instants de joie partagée (ah, la barbe à papa où les amants mordent à pleines dents, la course sur les trottoirs rythmée par le générique de Radioscopie…) et surtout quelques très belles scènes où le personnel médical affronte avec humanité des situations inhumaines par essence, rendant les parents capables d’accompagner leur fils dans le combat qu’il livre.
Malheureusement, tout cela ne suffit pas à faire un film. D’abord à cause de l’absence presque totale de mise en scène. Le montage alerte ne suffit pas à dissimuler le manque de continuité du propos et la juxtaposition, lassante à la longue, de scènes traitées chacune pour elle-même et où tout nous est donné d’emblée, sans qu’aucune progression des personnages se révèle possible autrement que par l’irruption d’éléments extérieurs, évolution du pronostic ou imprévus des traitements médicaux. Jamais les acteurs ne parviennent à s’insérer dans un cadre, jamais surtout ils ne se situent les uns par rapport aux autres. N’étant jamais nulle part, il est rapidement évident qu’ils ne pourront avancer. Il ne suffit pas de filmer des vitres pour donner au champ une profondeur ; montrer deux courses en sens inverses ne peut se substituer à un échange de regards ; et plus la bande son devient omniprésente pour nous submerger d’émotion, plus il apparaît que nous évoluons dans un espace vide où la contemplation de soi se substitue à la possibilité de relations entre personnes.
C’est probablement cette autocélébration permanente qui constitue le travers le plus étonnant d’une histoire censée parler d’abnégation pour l’autre. Ceci vaut en premier lieu de Roméo et de Juliette, soucieux avant tout de ne pas se laisser blesser ; certes, il s’agit pour eux de « rester solides », mais à aucun moment l’idée qu’une souffrance puisse être assumée n’intervient, ni pour soi ni pour les autres (symptomatique à cet égard la réaction lorsqu’un autre enfant de l’hôpital meurt : aucun mot de compassion envers quiconque). Mais le même narcissisme adolescent prévaut dans la description du milieu où évoluent les héros. Aucun élément du parfait environnement bobo ne nous est épargné, ni les parents bourgeois forcément bornés, ni la belle-mère lesbienne, ni les soirées entre trentenaires à côté desquelles les boums d’il y a trente ans semblent des prodiges de complexité. Des groupes sans repères, qui cherchent la fusion ; l’annonce de la tumeur provoquera trois évanouissements successifs (!), mais pas d’autre façon d’affronter ensemble la maladie que de s’éclater solidaires.
Au fond, l’aspiration à la vie et à l’amour qui scande tout le film ne cesse de nous renvoyer à l’incapacité des héros de donner une épaisseur à leurs propres vies, faute d’avoir les éléments pour vivre l’amour autrement que comme une griserie immédiate. À la fin, la séparation des deux amants, énoncée sur un ton d’évidence par une voix off parfaitement superflue, ne fait que confirmer ce que les images, depuis le début, ne cessaient de nous crier. Des existences qui ne peuvent s’ouvrir à la transcendance qu’en subissant une tragédie, qui se montrent incapables de l’intégrer autrement que sous la forme du déni, manquent de la profondeur qui leur permettrait une perspective [1]. En ce sens, la dernière séquence provoque un vertige. Après beaucoup d’autres allusions à Truffaut, elle renvoie sans doute notamment au plan ultime des 400 coups où le jeune Antoine, échappé d’une maison de correction, se retrouve seul face à la mer. Mais là où la solitude de l’adolescent ouvrait sur le profil de l’infini, nous avons droit au trio des parents et de leur fils, tournant en rond sans se regarder mutuellement ni non plus regarder la mer, avec des adultes incapables d’une parole, ne communiquant plus qu’indirectement, par le contact physique de chacun avec son fils.
Il faudrait plus de médecins. En matière d’adultes, ce sont finalement les seuls que nous aurons croisés. Mais le succès critique de ce film pose la question d’une société qui semble ne pas voir ce qui nous est montré, c’est-à-dire des parents bien plus handicapés que leur enfant. Or ce dernier ne pourra les porter ou les racheter. Il ne pourra pas non plus, d’ailleurs, se mettre en scène (l’absence d’enthousiasme du jeune Gabriel Elkaïm jouant son propre rôle à la fin du film est alors consolante), car il a plus important à faire : vivre, vraiment. Devenir un homme. Qui pourra lui en donner le goût ?
Denis DUPONT-FAUVILLE
2 octobre 2011
[1] Un rapprochement avec le magnifique récit d’Anne-Dauphine Julliand, Deux petits pas sur le sable mouillé (Les Arènes, 2011), sur une histoire analogue, sera extrêmement éclairant. Non qu’il s’agisse de chercher un « refuge » dans la foi (écueil qu’A.-D. Julliand évite), mais de constater jusqu’à quelle profondeur d’humanité une telle épreuve peut mener. Qui pourrait imaginer le film de V. Donzelli s’achevant sur la mort de l’enfant ?