La petite Venise (Io sono Li)
Andrea Segre
Andrea Segre, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Un sujet ténu, si ténu qu’il suffit à peine à constituer une histoire : une Chinoise passée en Europe travaille près de Venise pour rembourser son voyage et financer celui de son jeune fils. Parmi les pêcheurs retraités du lieu, l’un s’attache à elle. Mais leurs communautés respectives interrompent la belle histoire. Shun Li est envoyée ailleurs pour solder son compte, Bepi mourra seul sans avoir pu transmettre ce qu’il voulait donner.
Une lumière diaphane, si diaphane que l’eau et le jour se confondent, que les saisons se succèdent comme autant d’éclairages, que les visages semblent à la fois irréels et éternels, pendant que des oiseaux survolent les filets et que les devantures des commerces et des églises se reflètent dans les canaux aux différentes heures du jour et de la nuit.
Et des acteurs tout en finesse, d’une stupéfiante sobriété, dont le moindre changement de posture, la moindre inflexion du visage nous font passer par une gamme entière de sentiments mêlés. Tout est très simple et se passe de paroles (nous entendons d’ailleurs essentiellement du Chinois ou du dialecte local, incompréhensibles pour le spectateur moyen), tout est très riche et ne peut s’exprimer que par la poésie, celle de mots sans apprêts ou d’images très pures.
Cela suffit-il à faire un film ? En tout cas, à créer un univers. Un univers de fable : tout est en même temps stylisé et terriblement concret, embelli et sans fards, en suspens et inéluctable. Ce qui pourrait être du cliché prend la saveur des instants uniques, ce qui devrait nous ramener à la réalité fait sourdre une déchirante nostalgie. Les images et les sons continuent d’habiter le spectateur longtemps après que l’écran s’est éteint.
Une telle saveur, bien sûr, résiste à la pure analyse, ce qui ne signifie pas qu’elle se passe d’un discours articulé. Tentons donc, une fois évoqué le charme qui constitue comme le socle de l’œuvre, d’en dégager quelques thèmes.
Il y a d’abord la rencontre de deux mondes : la Chine et l’Italie, la jeune Asie et la vieille Europe, des femmes jeunes, oubliées par l’état-civil mais prêtes à tout sacrifier pour leurs enfants, face à des hommes âgés, prisonniers d’une histoire trop ancienne mais ayant perdu le fil qui unit entre elles les générations. Ces deux réalités ne devraient pas se rencontrer. Toutefois, comme l’acqua alta qui déborde des canaux et fait que les habitués du bistro prennent tout naturellement leur consommation les pieds dans l’eau, l’excédent démographique et la globalisation du monde font qu’une jeune ouvrière chinoise peut se retrouver à servir à de vieux pêcheurs vénitiens les apéritifs dont eux seuls avaient l’habitude.
Ce sont donc de nombreuses dialectiques qui s’entrecroisent : l’Ouest et l’Est, les hommes et les femmes, les anciens et les plus jeunes, les retraités et les travailleurs (de force), l’eau et la terre, l’immensité de la lagune et l’exigüité des intérieurs. Sans compter que de leurs combinaisons naissent des oppositions ou des différenciations toujours nouvelles : le courage de la jeune serveuse face à la veulerie des consommateurs, la dureté des employeurs par contraste avec la lâcheté des désœuvrés, l’avancée méthodique de la communauté chinoise contre les réflexes inquiets des groupes italiens – tous deux conduisant d’ailleurs à des solidarités ou à des exclusions analogues, quoique symétriques.
Dans ces multiples trames se tisse peu à peu l’enjeu de la possibilité d’une trajectoire personnelle. Elle est d’un côté condamnée d’avance par la cohésion des groupes et la violence des affrontements qui les sous-tendent. Mais elle est aussi le produit nécessaire des brassages qui découlent de ces contacts toujours croissants. Ainsi de l’héroïne qui baragouine bientôt le dialecte local ; ou du pêcheur vénitien qui se révèle être lui-même un Yougoslave, assimilé par la force des choses ; ou du destin d’un enfant qui passe d’un continent à l’autre pour servir des intérêts qu’il ignore. En ce sens, l’image des filets tendus dans l’épaisseur de l’eau et qui, suivant les scènes, séparent les hommes ou se referment sur les poissons, constitue une transparente parabole. Y a-t-il une possibilité de franchir les lignes de démarcation sans se retrouver expulsé hors de son milieu vital ? [1]
À ces rencontres d’univers a priori séparés et à la remise en cause d’itinéraires que l’on croyait tracés répond l’hésitation de libertés nouvelles. Comme le dit Bepi à Shun Li, la seule chose acquise (et commune) est que Tito et Mao sont morts tous les deux ; nul ne sait quel ordre leur succédera. De même, le pêcheur ne cesse d’osciller envers sa protégée entre une bienveillance paternelle et une tendresse émerveillée ; et la serveuse, quant à elle, vit toute tendue vers l’avenir sans savoir quand celui-ci pourra prendre forme, travaillant constamment en fonction d’une échéance livrée à l’arbitraire de ses patrons.
Heureux les cœurs purs. Depuis l’humilité de leur tendresse mutuelle, les deux héros du film réenchantent un univers que nul ne prenait plus la peine de regarder, rivé sur son travail ou sur ses dérivatifs. Ils nous permettent aussi d’en voir les manques : l’absence non seulement de dialogue entre les communautés mais aussi de couples véritables, ou d’enfants que l’on respecte [2], ou d’une politesse qui permette une véritable écoute, ou d’une religion qui soit autre chose que des formules machinalement récitées. Quelquefois, ils font même surgir des alliances qui semblaient impossibles : celle qui associe l’émerveillement devant un lieu avec la joie d’entendre des voix immensément lointaines, celle où une jeune femme qui semblait indifférente pourra sauver l’enfant de sa compagne, celle par laquelle une flamme rouge peut avancer sur une eau noire. Peu importe dès lors que (contrairement à ce que laisse croire le titre français) Venise soit quasiment absente de la pellicule : quand elle apparaît, elle est dépourvue de la palpitation de la vie, très bel écrin mais pour touristes. Peu importe que les hommes doivent mourir, si leur souvenir se transmet et si des enfants peuvent grandir. Dans le silence de la lagune, le spectateur apprend à écouter, derrière les petits mensonges, le murmure des vérités immuables ; et à concilier les contraires, comme l’air et le feu qui, dans la dernière image, emplissent le cadre formé par le bassin et les montagnes, l’eau et la terre.
Heureux aussi les spectateurs de cinéma. La splendeur de la photographie comme aussi la diversité des sons (malgré une postsynchronisation parfois décalée) font qu’une telle œuvre ne se goûte vraiment que sur grand écran et dans le recueillement d’une salle obscure. Aucun DVD regardé à la maison ne pourra transmettre la même magie. Quelle tristesse que des réalisations si délicates ne puissent tenir longtemps sur nos écrans soumis aux impératifs d’un rendement immédiat.
Denis DUPONT-FAUVILLE
14 juillet 2012
[1] Ce qu’exprime aussi le jeu de mots du titre italien (Io sono Li), qui peut se traduire à la fois par « Je m’appelle Li » et par « Je suis là ».
[2] Le film donne trois figures de fils, chacune porteuse d’une dimension tragique, quoique de façons très diverses.