Le carrosse d’or
Jean Renoir
Jean Renoir, 1953. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Résurrection d’un chef d’œuvre
Dans quelques salles, ces jours-ci, ressort un film âgé de presque 60 ans : un Renoir, avec Anna Magnani. Vieillerie destinée à émoustiller la culture de cinéphiles impénitents ? Non : œuvre singulière, qui confine à la perfection et se trouvait en fait inaccessible jusqu’à aujourd’hui. Autant de raisons d’y courir.
En 1953, Jean Renoir n’a plus tourné de film en Europe depuis près de quinze ans. Le semi-échec de La règle du jeu (devenu depuis l’œuvre culte de générations de cinéastes), en 1939, l’a poussé vers l’Amérique ; la guerre l’a maintenu à Hollywood, qui l’a plus admiré qu’accueilli ; après la Libération, le cinéaste a poussé jusqu’en Inde pour tourner son premier film en couleurs, Le fleuve. Désormais, le public français attend de retrouver cet auteur réaliste et populaire. Et voici que, pour son retour, le maître va, une nouvelle fois, faire éclater tous les cadres : il tourne un film en Europe mais en Italie, non en français mais en plusieurs versions dont l’Anglaise sera privilégiée, non sur des héros contemporains mais sur des comédiens de l’Ancien Régime . Ainsi surgit le premier film européen en Technicolor, ode à la couleur, au théâtre et à la vie, hors de tout cadre national et de toute référence attendue.
Le succès public et critique sera, presque fatalement, mitigé [1], ne laissant pas d’empreinte profonde dans la mémoire collective. De plus, le faible nombre de copies et le vieillissement des versions argentiques (sans parler des versions analogiques produites pour la vidéo) ne permettaient plus de goûter les couleurs telles qu’elles avaient été voulues à l’époque avec un étonnant souci de perfection, au point de repeindre des décors ou de changer des perruques pour obtenir des agencements chromatiques parfaitement en accord avec les contrastes entre personnages ou la dynamique de l’action. Aussi la version restaurée, où la numérisation a permis de retrouver des échelles de couleurs intactes et où la bande-son reprend la « véritable » version originale, inédite (avec des acteurs italiens ou français parlant anglais au Pérou…), est-elle l’occasion d’un choc insolite sans doute depuis un demi-siècle, pour retrouver ou mieux pour découvrir à quel point, selon le jugement de François Truffaut, le « Carrosse d’or est peut-être le chef d’œuvre de Renoir. C’est en tout cas le film le plus noble et le plus raffiné jamais tourné » [2].
D’emblée, nous savons que nous aurons affaire à une mise en scène extraordinaire : la caméra se trouve face à un rideau de scène qui se lève sur un escalier reliant deux paliers ; lorsqu’elle s’avance, « effaçant » l’espace du public, tous les personnages se précipitent vers les murs du fond, en lui tournant le dos, pour se pencher aux fenêtres qui leur donneront de voir, dans l’arrière-cour, l’arrivée d’une troupe de comédiens se disposant à monter leurs tréteaux… Dès lors l’objectif peut se retourner, virevolter, onduler, descendre et monter, le nombre de strates de mise en scène, quand bien même celle-ci se montre économe en champs-contrechamps et se situe souvent frontalement comme un public, est quasiment infini. Comme le dira Renoir lui-même, « c’est un peu comme ces boîtes qu’on ouvre, à l’intérieur on trouve une autre boîte, on l’ouvre, il y a une autre boîte, on l’ouvre, il y a une autre boîte […] ; moi, personnellement, je trouve cela assez intéressant, le jeu des boîtes » [3]. Le spectateur n’a qu’à se laisser porter, rendu sensible aux moindres inflexions de l’intrigue et en même temps confondu lorsqu’il tente d’analyser les procédés par lesquels, sans en avoir l’air, l’histoire ne cesse de venir à lui. « Tout y est race et politesse, grâce et fraîcheur. C’est un film tout de gestes et d’attitudes » [4].
Cette mise en scène n’est pourtant qu’un moyen pour nous faire goûter les richesses d’une vie qui, bien qu’elle ou plutôt parce qu’elle se déroule sur une scène, ne fait que gagner en intensité. Puisque l’action est le fait de personnages qui savent décrypter une situation ou un mouvement, les prendre en compte et s’y adapter, tout vaut la peine d’être vécu, rien de ce qui se vit ne peut être dépourvu d’intérêt. En particulier, comme l’avait remarqué Truffaut, Renoir y porte à sa perfection le principe du « ménage à quatre », puisque l’héroïne y est confrontée, avec un vice-roi, un toréador et un tendre velléitaire, aux trois types d’hommes qu’une femme rencontre dans sa vie [5]. Chacun tour à tour nous exaspère et nous interloque, chacun alterne avec les deux autres comme une solution de bon sens face à de dérisoires illusions. Quand ils mettent leur vie en jeu, nous ne pouvons les prendre aussi au sérieux que les enfants qui, autour d’eux, jouent à jouer. Quant à l’actrice qui constitue le point focal de cette ronde (admirable Anna Magnani), juste jusque dans ses stridences, elle maintient finalement le choix qu’elle a récusé dès le départ : la scène plutôt que la vie, la scène parce que la vie, la scène pour la vie. Bien entendu, le principe de « mise en boîte » fonctionne aussi à l’égard de notre réalité contemporaine, et la façon dont l’actualité du Pérou du XVIIIe siècle renvoie à celle de la décolonisation des années 50 (le vice-roi fait ainsi admirer, de son balcon, la prison et le cimetière…), ou dont la saltimbanque atteint à la véritable grandeur en se dépouillant de sa richesse en faveur d’une Église seule capable d’imposer sa loi au pouvoir qui croit la tenir, mériteraient de longs épilogues.
Ce qu’illustre au fond ce film, c’est la manière (« une » manière) dont le cinéma peut constituer un art total. Le dernier plan fait plus que reprendre le premier : descendant l’escalier jusqu’à se retrouver face au mur de l’entresol, la caméra se retourne et se recule alors dans un espace insoupçonné, seul capable de donner sa véritable profondeur au décor dans lequel l’action vient de se dérouler et où la vie continue (en représentation ou non) : l’intrication des plans que le théâtre évoque, voici que l’écran la montre. De même, les allusions à la peinture (Vélasquez, Murillo, Guardi, Watteau, Lancret, Manet… Renoir !) fourmillent, non comme des clins d’œil appuyés mais comme autant d’occasions d’arracher au spectateur des cris d’admiration devant la beauté plastique des compositions, devant l’élan de grâce qui sans cesse rebondit, devant l’élégance avec laquelle la férocité des hommes peut être assumée par la générosité des artistes. Quant à la musique vénitienne, elle semble composée pour le film tant elle est amenée à bon escient. Les correspondances n’existent donc pas « seulement » entre le théâtre et la vie ou les coulisses et la scène, mais entre les époques et les lieux, les styles et les regards, les mouvements et les évènements. Œuvre d’une miraculeuse évidence et qui, à chaque vision, dévoile de nouveaux aspects. Histoire où tout est factice et qui nous rejoint au plus profond de nous-mêmes, où la légèreté du style est le fruit d’une éblouissante maîtrise. Pour le dire avec le critique Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire du cinéma : « Synthèse de l’art plastique et de l’art dramatique, musique et confession intime, Le carrosse d’or est l’un de ces quelques films qui permettent de croire à la supériorité du cinéma sur tous les autres arts ».
D. DUPONT-FAUVILLE
3 novembre 2012
[1] Il faudra attendre un an de plus et French Cancan pour retrouver un triomphe populaire.
[2] François TRUFFAUT, Les films de ma vie, Champs Flammarion, p. 62.
[3] Jean RENOIR, Entretiens et propos, Cahiers du Cinéma (coll. Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma), p. 76.
[4] François TRUFFAUT, Les films de ma vie, p. 62.
[5] Ibid., pp. 65-66.