Les amants passagers (Los amantes pasajeros)
Pedro Almodóvar
Pedro Almodóvar, 2013. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Derrière l’étalage drolatique des licences contemporaines, le regard inquiet d’un moraliste surdoué.
Le dernier film d’Almodóvar, Les amants passagers, est une comédie débridée. Bien loin du ton tragique de ses derniers opus, nous revenons à l’engrenage déjanté de Femmes au bord de la crise de nerfs. Si aucune image, à proprement parler, n’est choquante, les dialogues et les situations, sans parler des scènes suggérées, le feront réserver à un public averti : la crudité de l’ensemble et sa constante outrance devraient en écarter les enfants ou les jeunes adolescents.
Pour les adultes capables « d’accepter » le cadre général comme un reflet des comportements actuels, Les amants passagers est absolument hilarant. Des scènes comme la présentation des consignes de sécurité par un trio de stewards homosexuels, le ballet en karaoké effectué par ces mêmes stewards pour distraire les voyageurs, ou l’affrontement entre pilotes et passagers dans le poste de pilotage sous les yeux du responsable de vol qui se saoule pour oublier le tragique de la situation mériteraient de figurer dans des anthologies du cinéma burlesque.
À bien y regarder, cependant, et même si l’essentiel du propos reste de faire rire, nombre d’éléments du film constituent l’ébauche d’une parabole ô combien décapante sur notre époque, parabole comme seul un cinéaste du talent et de la sensibilité d’Almodovar peut en réussir sans sombrer dans le ridicule ni se faire vouer aux gémonies. Tout se déroule en effet dans un avion obligé de tourner en rond avant de pouvoir effectuer un atterrissage dangereux, et l’échantillon d’humanité que nous accompagnons durant une heure et demie représente un microcosme de notre société actuelle.
Dans cet univers d’Almodovar, ce sont les homos qui mènent le monde : affichés, avec les trois stewards qui sont le véritable « moteur » de l’avion, honteux, avec le pilote, ou inconscients, avec le copilote. Ils ont le pouvoir et l’énergie. Il s’agit pour eux d’assumer leurs responsabilités professionnelles tout en visant à s’épanouir personnellement et collectivement. Cela ne va pas sans illusions, comme l’illustre la mise en scène magistrale de la séquence de ballet, où un narcissisme éhonté se pare des atours de succès étrangers pour rêver à une harmonie que le contraste entre la morphologie des acteurs et la prétention de leurs mouvements rend simplement risible [1].
Sous la forme d’un accident imprévu, le réel se met cependant en travers de leurs désirs. L’avion, que l’on croyait parti pour le Mexique, tourne sans fin au-dessus de la Castille. Les voyageurs, au service desquels l’équipage est censé se trouver, se retrouvent prestement drogués et réduits à l’inconscience. Tout juste les membres de la classe affaire bénéficient-ils d’un sursis : dans cette société si semblable à la nôtre, la masse est neutralisée et seuls quelques happy few peuvent encore parler de choses sérieuses.
À mesure que l’avion tournoie et que le vol se prolonge, il apparaît que chacun des passagers de cette classe affaire est l’emblème d’une configuration familiale particulière, depuis la célibataire quadragénaire jusqu’à la patronne d’un réseau de call-girls, en passant par les époux en voyage de noces ou le père de famille dont la fille a quitté le domicile. De coups de téléphones en découvertes surprenantes, tous vont évoluer au cours du voyage ; lorsqu’ils « atterriront », les uns auront réussi à redonner à leur famille la priorité, d’autres découvriront qu’ils doivent assumer leur solitude pour le bien des autres, d’autres encore qu’il n’est pas impossible de concilier amours de façade et tendresses effectives. Nulle gradation dans tout cela, mais l’avertissement d’un réalisateur : même si tous ne demandent qu’à jouir et à s’étourdir (et le voyage n’aura été qu’une succession d’alcools, de drogues, de musiques de club et d’échanges sexuels), il importe que chacun s’accepte comme il est et puisse dire son désir, pour vraiment rencontrer les autres.
Mais cela est-il encore possible ? Entre le voyeurisme des riches et l’abrutissement des classes moyennes, entre les phantasmes de tous et la réelle solitude de chacun, les femmes ont-elles encore droit à la parole, même lorsque l’abus de drogue délie les langues et que la conscience de leur singularité rend quelquefois leur auditoire attentif ? La crise de la communication est générale, les femmes en sont les premières victimes. Ce thème est développé, avec maintes variations, autour de la parabole -encore une- des communications téléphoniques : le premier incident est provoqué par l’isolement d’un piéton distrait par son portable, les appels personnels des voyageurs sont relayés auprès des autres par les haut-parleurs de l’avion, les pérégrinations d’un portable dans le monde « réel » relient des interlocuteurs inattendus et conduisent à des rapprochements singuliers. Et les femmes les plus ravissantes se retrouvent internées, esseulées, vouées à la superficialité…
Finalement, l’atterrissage tant redouté se passe trop miraculeusement bien pour être crédible. Jamais les personnages ne devraient pouvoir s’en tirer, jamais ils ne devraient pouvoir se reconstruire. Ce happy end caricatural contredit tous les présupposés qui ont permis au film d’être une caricature. Il est révélateur d’une inquiétude qui, précisément, va bien au-delà. En dépit de l’extrême différence de registres, Los amantes pasajeros nous semble ici rejoindre La piel que habito : la violence de nos passions, qu’elle prenne l’excuse du divertissement ou se couvre de l’alibi de la raison, doit pouvoir être dénoncée pour être jugulée (ou assumée). Sinon, la vie n’a plus d’issue. À cet égard, il est frappant que l’incident qui déclenchera tout le drame du film et conduira tous les personnages à envisager ce qui pour eux compte le plus dans la vie naisse d’un échange de regards entre un homme et une femme [2] et, plus encore, de l’annonce d’une naissance à venir, qui bouleverse toutes les planifications ; symétriquement, le miraculeux atterrissage final sera mené, depuis une tour de contrôle désaffectée, par un homme et une femme travaillant de concert. Sous les rires et les délires, l’avertissement ne saurait être plus clair.
Denis DUPONT-FAUVILLE
6 avril 2013
[1] À cet égard, il est vraisemblable que la même scène, tournée par un réalisateur hétérosexuel, aurait déclenché les foudres de la bien-pensance contemporaine : comment oser proposer des clichés aussi éculés ? Le fait que l’œuvre prête le flanc aux critiques tant des tenants du cinéma de papa que de ceux de la transgression institutionnelle devrait faire réfléchir : il est trop facile de mettre cela sur le compte de l’autodérision catalane, il y a plutôt une mise en abyme où seul l’humour peut donner le recul nécessaire pour éviter de succomber au simple narcissisme.
[2] Penélope Cruz et Antonio Banderas, les deux plus grandes vedettes du film, réunis pour la première fois. Certains critiques se sont étonnés qu’ils jouent dans une scène si courte et si « distincte » de l’action principale : c’est là sous-estimer le degré de conscience du réalisateur.