Midnight in Paris
Woody Allen
Woody Allen, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Qu’est-ce que « Paris » ? Une ville figée et toujours un peu vide, où des Américains se croisent dans les palaces et où les musées renferment les seules choses qu’il vaut la peine de regarder, tandis que les Français, silencieux et pauvres ou guides touristiques élégant(e)s, ne survivent qu’en se fondant dans le décor de temps désormais révolus ? Ou la Ville Lumière qui connut à tant d’époques les plus grands artistes, les ambitions folles, les fraternités créatrices et les rivalités amoureuses ? Une réalité livrée à des clients rassasiés et satisfaits ou un fantasme permettant à quelques intellectuels romantiques de continuer à rêver en tendant vers la possibilité d’un idéal qui toujours les dépasse ?
Et qu’est-ce que « minuit » ? Le moment où la fatigue du soir laisse la place à la solitude de la nuit, où chacun se sent abandonné et peut s’affaisser dans un coin de rue sans que nul ne le remarque plus ? Ou l’heure magique à laquelle le temps soudain se dilate et laisse interminablement retentir l’écho des douze coups, l’instant fugace et cher aux âmes enfantines, quand le carrosse peut redevenir citrouille, quand un taxi surgi de nulle part peut emprunter l’itinéraire de nos désirs pour nous faire entrer dans la réalité qui nous attendait depuis toujours ?
Woody Allen, dans son dernier film, ne tranche aucune des deux questions. Ou plutôt, il manifeste comment ces alternatives sont constituées d’oppositions factices. Et surtout il les entrelace, manifestant en magicien comment l’écrin de Paris et le songe de minuit peuvent se féconder l’un l’autre, au gré des rencontres, des songes et des passions.
Il y a dans ce film beaucoup de réminiscences. La longue succession initiale de quartiers parisiens vus en plans fixes est une déclaration d’amour qui évoque la séquence du début de Manhattan. La façon dont le charme autour duquel s’articule le récit se retourne finalement sur lui-même pour donner aux personnages de vivre vraiment leur vie constitue une pirouette analogue à celle sur laquelle se refermait le sortilège du scorpion de Jade. Entre les deux, la modification de l’espace temps que connaît ici le héros fait écho à celle que vivait l’héroïne de la rose pourpre du Caire : de même que celle-ci, rivée sur le moment d’un film, franchissait l’espace pour entrer dans le monde représenté sur la pellicule, celui-là, obsédé par la capitale où il arrive, y traverse le temps pour découvrir l’univers raconté par ses livres. Nous retrouvons aussi l’univers familier de Woody Allen, ses répliques cinglantes ou décalées, ses mouvements de caméra travaillés avec amour, ses plages musicales choisies avec un soin tel que nous ne percevons même plus qu’elles sont ajoutées au décor ; depuis l’alter ego du réalisateur allant d’étonnement en étonnement, jusqu’au détective français qui trouvera ce qu’il ne pouvait imaginer, en passant par les femmes approchées comme autant de miroirs du désir (la blonde, la brune… et la troisième), les personnages fantasques, rêvés ou délicieusement médiocres défilent, en une sarabande au goût de déjà vu.
Pourtant, cet univers est présenté d’une façon extraordinairement originale. Non seulement chacun des protagonistes, au lieu de se rêver lui-même, dit d’emblée qui il est (ce qui est une sorte de première chez Allen), mais il assume les clichés dont il est porteur pour les traverser et nous les faire traverser avec lui. Qu’il s’agisse du personnage central, des figures du passé ou des spectateurs eux-mêmes, chacun est ainsi convoqué pour trouver enfin ce qui le caractérise, qu’il s’agisse de son œuvre propre, du don qu’il a de révéler les autres à eux-mêmes, ou du regard qui peut transformer un décor de carte postale en tableau de notre âme.
Au fond, nous voici conviés à un voyage dans l’histoire qui nous amène à revisiter nos propres trajectoires. Certains le feront avec beaucoup de clefs, identifiant du premier coup d’œil tous les lieux évoqués (délicieux frisson traversant la salle du quartier latin où nous nous trouvions) et tous les artistes représentés, d’Hemingway à Matisse, Dali, Buñuel ou Scott Fitzgerald. D’autres se contenteront de mesurer ce qui déjà nous sépare de ces cadres somptueux et de ces mondes engloutis, de ces livres, tableaux, films qui ont modelé notre monde et entrent déjà dans l’oubli. Mais tous pourront se réjouir de ce qu’une telle puissance de vie nous soit donnée à voir et, à travers l’illusion même qui la constitue, communiquée.
Alors chaque scène prend une saveur exquise, goûtée avec bonheur par un public subjugué. Que préférer ? La séquence de la prétendue guide du musée Rodin qui nous fait voir Carla Bruni délaissant l’hôtel Biron pour aller derrière Notre-Dame lire au héros, sur un ton appliqué, le récit du trouble qu’il a provoqué chez une autre femme ? Celles où un ami américain « connaisseur de l’Europe » fait étalage de sa science des tableaux et des vins en alignant des informations circonstanciées d’une insupportable pédanterie, toujours à côté de ce qui fait le charme du moment et l’intérêt des personnes ? Ou cet instant d’une sublime drôlerie dans lequel un sexagénaire chauve et membre du Tea Party (frère du Anthony Hopkins du bel et sombre inconnu) livre ses convictions dans un restaurant de luxe tout en surveillant avec une énergie panique le petit chien lové paisiblement sur le dossier derrière lui ? À chaque fois, le second degré surgit d’une observation parfaitement pertinente en elle-même. À chaque fois, le rire se mêle à la lucidité. Toujours le spectateur peut découvrir une part de ses propres illusions tout en aimant ceux qui sont démasqués devant lui. Toujours il reçoit quelque chose des personnages qui, sur l’écran, apprennent à se recevoir les uns des autres.
Notre époque n’est pas seulement belle parce que la Novocaïne permet d’éviter la douleur chez le dentiste, pour reprendre les propos du film. Elle l’est aussi parce que des artistes comme Woody Allen sont capables, le temps d’une histoire impossible, de réenchanter le monde.
Denis DUPONT-FAUVILLE
19 mai 2011