Quelques heures de printemps
Stéphane Brizé
Stéphane Brizé, 2012. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Le film commence par une levée d’écrou ; sur un fond noir, les sons impressionnants de la prison résonnent et nous écoutons le dialogue qui prélude à la sortie avec une sensation étonnante de réalisme. Mais, comme l’absence d’image le suggère [1], c’est un mensonge : toute l’histoire que va dérouler Stéphane Brizé est celle d’une entrée forcée, puis consciente, puis résolue au plus profond d’une prison, plus précisément dans le couloir de la mort, au bout duquel nous arriverons à bout de souffle avec un sentiment, enfin, de libération.
Une veuve déjà âgée héberge son fils, routier qui s’est fait pincer à la frontière et peine à retrouver un emploi après son emprisonnement. Maniaque de la propreté, corsetée dans sa douleur de femme et de mère, elle n’a pas les mots pour l’accueillir. Quant à lui, privé de tout objectif dans la vie, il est muselé à la fois par l’habitude et les circonstances, n’arrivant à s’exprimer que dans des accès de colère qui l’enfoncent encore un peu plus. Ni la présence du chien fidèle, objet de rivalité larvée, ni la sollicitude bienveillante d’un voisin modèle ne parviennent à rétablir le dialogue entre les deux. Les fils de la vie, déjà ténus, sont d’autant plus difficiles à renouer que nous apprenons bientôt la menace du cancer qui, inexorablement, progresse dans le cerveau de la femme solitaire. Celle-ci fera le choix, pour mourir dans la dignité, de recourir au suicide assisté en Suisse, toute proche de la Saône-et-Loire où l’action suit son cours.
Brizé sait filmer. Ses ouvrages précédents (Mademoiselle Chambon, notamment) avaient montré comment, d’ambiances impalpables ou de sentiments retenus, il savait tisser une toile pour y retenir le spectateur. C’est bien le cas ici : les plans se succèdent et se répondent, d’une lenteur toujours à la limite du supportable, parvenant à nous faire frémir devant les situations les plus convenues, voire les clichés les plus énormes (la mère intraitable, le gentil voisin, le toutou sympa, la femme de rencontre…). Les acteurs y sont aussi pour beaucoup : si Vincent Lindon fait du Lindon et si Emmanuelle Seigner ne joue guère (le premier échange de regards pourrait se dérouler à Saint-Germain des Prés…), une mention spéciale doit être décernée à Olivier Perrier (le voisin) et surtout à Hélène Vincent (la mère), prodigieuse dans un rôle impossible.
Tout cela n’empêche pas cette œuvre, disons-le tout net, d’être une formidable publicité pour l’euthanasie. Sous des dehors compassionnels et avec un rythme qui mime le temps de la réflexion, nous n’avons en effet absolument pas le choix. Malgré les mises en garde du corps médical, malgré les infinies précautions de l’association suisse, bien fol ou bien inhumain serait celui qui viendrait à contester au personnage que l’on nous montre le droit de se suicider : cela lui permettra de faire rentrer sa propre mort, comme toute chose, dans une case prévue à cet effet, lui évitera la déchéance, lui permettra de faire un choix « libre » après une vie subie, lui donnera enfin de gérer sereinement (ou presque) le temps qui se fait court, jusqu’à l’étreinte finale où elle pourra finalement, tout au bout d’un long processus, échanger une parole d’amour avec son fils. Qui pourrait non seulement lui en vouloir, mais même la critiquer ?
Cette thèse est d’autant plus imparable que le cinéaste prétend nous donner une vue « impartiale » des choses. C’est là que la manipulation dévoile son vrai visage. Les soins palliatifs, par exemple, sont évoqués par deux fois, mais par une médecin dont la larmoyante neutralité compassionnelle laisse immédiatement penser que tout ce qui est vraiment humain lui est étranger, puis par les « assistants » du suicide qui les mentionnent, avec beaucoup d’humanité, comme une solution légale mais manifestement de second choix. De même, le « respect », qui est un synonyme bien élevé de la tolérance, ne cesse de revenir dans la bouche des protagonistes, mais jamais l’amour, sauf quand il est trop tard et que tous ont conduit (« accompagné » ? [2]) l’héroïne à sa mort. Enfin, cette mort ne saurait être un dégoût de la vie, puisque c’est la suppression ratée du chien qui réunira le fils et la mère, trop heureux en fin de compte de réanimer leur animal favori, et que la foi n’est invoquée que pour espérer l’hypothèse d’une survie, seule lueur d’espérance « raisonnable » de la malade.
Il n’y a donc aucune issue, toutes les portes étant méthodiquement fermées et les possibles contestations muselées. Force est pourtant de constater que, alors même que le choix du suicide est présenté comme procédant d’une volonté lucide et strictement individuelle, c’est l’environnement très particulier des personnages, fait de névroses et de solitudes, qui les accule à cette solution. Certes, tout le monde a ses névroses ; certes, le gentil voisin fait croire que l’amitié est partagée. Mais pourquoi personne ne peut-il croire que cette vie est précieuse même quand elle sera diminuée, pourquoi l’évidence s’impose-t-elle que l’humanité des médecins n’est qu’un discours procédural, pourquoi ce manque d’enthousiasme général ? Si notre société est uniformément ainsi, elle va clairement tout entière vers le suicide assisté.
Dans Le Visage, de Bergman, une séquence stupéfiante montre un moribond offrant son visage à un illusionniste pour que celui-ci le voie mourir. Mais aucune image n’en ressort, sauf celle du visage de l’illusionniste lui-même, et pour cause : le moribond n’est pas vraiment mort. Il décédera un peu plus tard, mais pas en gros plan. Ici, Stéphane Brizé fait le contraire : même s’il prend garde de ne pas nous montrer les visages des héros dans leur dernière étreinte, il cherche à regarder la mort en face, sans voir qu’il ne parvient pas à nous cacher une absence de vie. Malgré l’extraordinaire performance d’Hélène Vincent dans un emploi inattendu, pas sûr qu’il arrive à nous convaincre que, contrairement à la vie, la mort soit un long fleuve tranquille.
Denis DUPONT-FAUVILLE
21 septembre 2012
[1] Est-on dans le « non-montrable », sous prétexte que cet épisode restera longtemps confiné dans le « non-dicible » ? Non, car ce qui sera montré sera plus impudique encore.
[2] Le glissement des mots accompagne celui des concepts : la fin de la douleur physique supprimerait-elle toute douleur morale ? Et mettre fin à l’expression des conflits ne procède-t-il pas d’une violence plus grande encore ?