The Tree of Life

Terrence Malick

Terrence Malick, 2011. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Un jeune adolescent, dans l’Amérique des années 50, est confronté à l’autoritarisme d’un père que ne parvient pas à contenir l’amour d’une mère idéale, si bien qu’entre les réflexes de survie, les ajustements internes à la fratrie et les premiers émois de la chair, il bascule dans le vertige de ses propres limites, jusqu’à ce qu’une série de coups durs aboutissent à faire de lui l’adulte esseulé et bienveillant qui déambule du début à la fin de cette immense bande annonce, depuis la roche des déserts jusqu’aux rivages de l’éternité. Les scènes de tension familiale et de désarroi (pré)adolescent sont filmées avec un talent fou : sobriété des mouvements de caméra, changements imperceptibles d’expression, rimes narratives témoignent d’une maîtrise assumée pour nous conduire au cœur de l’engrenage où la vie, de par son déroulement, pose à tous et à chacun la question du sens et de la liberté.

Tout cela est bel et bon, mais hélas terriblement artificiel. Car Malick franchit avec une assurance tranquille la ligne qui sépare la représentation de la caricature. Certes, les grands auteurs parviennent à circonscrire en quelques traits l’essence de leurs héros ; il reste qu’un personnage qui n’a en lui que des composantes d’humanité sans jamais apparaître humain n’en est pas un. Ainsi du père de famille interprété par Brad Pitt, jamais crédible dans le cadre qui est le sien et retourné subitement par l’épreuve dans le triste happy end final ; ainsi aussi de ses enfants, chacun marqué à l’avance par sa destinée mais incapable du moindre geste surprenant, si ce n’est pour la tendresse débordante du fils aîné qui succède à sa fureur avec la même brusquerie que celle-ci était apparue, comme si le sentimentalisme familial prenait soudain le dessus sur l’agitation hormonale -on n’ose parler ici ni de réflexion ni de conversion, malgré l’interprétation lourdement suggérée par la voix off ; ainsi de la figure maternelle qui, justement, reste une figure, sans jamais s’incarner au-delà des conventions inéluctables caractérisant une ravissante femme d’origine irlandaise transplantée dans une banlieue aisée. Au lieu d’une histoire, nous avons un schéma, soigneusement illustré.

Le côté plaqué de toute cette rhétorique est équilibré, dans les séquences familiales, par la virtuosité de la mise en scène, qui en se faisant oublier parvient à nous intéresser aux protagonistes de l’histoire, en dépit de leur schématisme. Il n’en est plus de même des séquences qui voudraient synthétiser la destinée des personnages (connus et inconnus) et surtout de celles qui prétendent récapituler le devenir des hommes et celui de l’univers. Nous basculons alors dans la grandiloquence pour déambuler entre de magnifiques photos de National Geographic et des catalogues ultra luxueux de mobilier urbain, sans oublier le choc des comètes et l’émotion des dinosaures, le tout accompagné par une musique d’une constante pesanteur, qui ne fait que souligner la prétention d’une logorrhée d’autant plus inefficace qu’elle est sûre de ses moyens. Sous couvert d’une méditation sur l’harmonie universelle, nous assistons au déploiement fastueux d’un art à l’académisme solennel.

Bien sûr, tout peut se légitimer a posteriori. Il est toujours possible de dire que le déploiement des forces cosmiques répond à l’éveil de la conscience humaine, que les chocs des météorites font écho aux pulsations des cœurs et que l’association des anneaux de Saturne avec les étapes de la méiose cellulaire permet d’introduire une réflexion métaphysique au cœur de nos constatations techniques. Si la nature est un temple, encore faudrait-il que la forêt de symboles qui s’y épanouit renvoie à autre chose qu’à sa propre observation, sans quoi tous ces appariements superficiels aboutiront aux clichés auxquels, précisément, conduit le film, comme celui qui consiste à suggérer qu’il y plus d’émotion dans la patte d’un dinosaure que dans l’œil d’un père castrateur, ou celui qui nous sert les retrouvailles de la grande famille humaine sur des plages hypothétiques où la lumière du soleil levant nous permet de contempler nos bonnes intentions toujours recommencées [1]. Là où nous aurions pu assister à l’éveil d’une liberté, nous voici submergés par le retour du même.

Les tenants du New Age seront probablement ravis de cette grande unification d’un tout aux parties si simplifiées que l’univocité donnée à voir permettra d’affirmer l’évidence de ce qui est ressenti sans avoir à y réfléchir. De même, les grandes consciences humanistes se laisseront émouvoir par tant de beauté désirée pour un monde meilleur, où le transcendant apparaît comme une fiction simplement nécessaire. Ce qui n’exclut pas que les membres du Bible Belt ne puissent s’y retrouver, dans la mesure où les citations bibliques, téléphonées, font apparaître le fond de la religion comme l’épanouissement d’un pur moralisme. Rien de plus syncrétiste qu’une telle œuvre. C’est ce qui l’empêche, malgré toutes ses qualités formelles, de prétendre au statut d’œuvre d’art : car un artiste, loin d’offrir une tache de Rorschach au jeu de notre libre association, nous permettra par ses choix de poser un regard nouveau sur l’univers.

Dès le départ, la phrase de Job mise en exergue aurait dû nous alerter : le Seigneur y renvoie son serviteur, devant ses tourments, à la grandeur de la nature. Mais dans la Bible, ce passage ouvre une relecture de sagesse où transparaît le dessein divin sur l’humanité. Ici, pas d’interprétation, ni d’axe historique : au contraire, l’omniprésence des procédés (musique, voix off, gros plan, grand angle, personnages vus de dos) et la dimension sans cesse prévisible de ce qui nous est (dé)montré aboutissent à une pesante et inexorable lassitude.

Denis DUPONT-FAUVILLE
20 juin 2011

[1Les références ou les « assomptions » des grands prédécesseurs sont vraiment téléphonées : outre le « retournement » du Jurassic Park de Spielberg, qu’il suffise ici d’évoquer le surgissement de la porte de 2001 Odyssée de l’espace de Kubrick. Le spectateur, lorsqu’elle apparaît, redoute que par un effet appuyé le personnage ne la franchisse pour accéder à la femme qui le précède… et c’est exactement ce qui se passe !

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