Anniversaire de la naissance de Blaise Pascal
Le dimanche 18 juin 2023, une messe a été célébrée à Saint-Étienne du Mont à l’occasion du 400e anniversaire de Blaise Pascal.
Mgr Laurent Ulrich, archevêque de Paris, a présidé cette messe. L’homélie a été prononcée par le père David Rabourdin, enseignant au Collège des Bernardins.
Homélie
Monseigneur,
Chers frères et sœurs,
Chers amis de Blaise Pascal,
Et vous tous qui cherchez Dieu,
L’Évangile selon saint Matthieu (Mt 9,36-10,8) nous appelle à un étonnant jeu de regards croisés : nous regardons Jésus qui regarde la foule et qui voit ce que nous n’aurions pas su apercevoir sans lui, sans l’éclairage de sa parole, sans la force de son appel. Quel est le secret du regard de Jésus ? Aux yeux de Jésus, les foules sont « désemparées et abattues, comme des brebis sans berger » (Mt 9,36), mais cette vision n’arrête pas son regard ni n’en éteint l’espérance, au contraire – la vision des foules abattues a chez lui la clarté d’un signal et la netteté d’un appel : levez les yeux, déjà les blés sont blancs, c’est l’heure de la moisson, d’une abondante moisson (cf. Jn 4,35). L’image pastorale le cède à l’image agricole, et les brebis perdues sont la promesse d’une étonnante récolte. Mais comment passer de l’image pastorale à l’image agricole ? Et pourquoi Jésus n’est-il pas lui-même désemparé et abattu, emporté par le poids de ces foules, par le poids de leur affliction et de leur prostration ? Pourquoi l’inertie ne l’emporte-t-elle pas ? C’est là où les brebis sont « désemparées » que « la moisson est abondante », c’est là qu’il faut « prie[r] le maître de la moisson » (Mt 9,37-38), car il y a là plus de travail qu’il n’y paraît : d’où vient la force d’un tel appel, d’un tel réveil ? Quel est donc le secret qui renverse l’affliction en abondance, le secret de cette très haute pauvreté (Cf. 2Co 8,2), en laquelle Jésus se réjouit d’une moisson à venir, d’une moisson dont il voudrait qu’elle ne soit pas l’œuvre de quelques-uns, mais de nombreux ouvriers – d’ouvriers armés de l’appel à moissonner là précisément où la faiblesse semble triompher ?
Saint Paul le dit aussi, en termes extrêmement forts : c’est « alors que nous n’étions capables de rien », c’est au temps de notre faiblesse, au temps de notre asthénie que Dieu est intervenu, et c’est une immense nouvelle : Dieu, semble-t-il, a fait du temps de notre faiblesse le temps favorable, le temps de sa faveur, le temps fixé par lui pour intervenir pour nous : « alors que nous n’étions encore capables de rien, le Christ, au temps fixé par Dieu, est mort pour les impies que nous sommes » (Rm 5,6). L’homme n’est capable de rien, il est capable de Dieu ; il n’est capable de rien sinon de Dieu pourvu qu’il veuille bien l’accueillir ; l’homme n’est qu’homme, mais l’homme passe l’homme (S. 164), et comme disait Blaise Pascal, celui au nom duquel nous sommes réunis, celui dont la mémoire est inscrite au cœur de notre eucharistie : l’homme « n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et de rien. Il n’est ni ange ni bête, mais homme » (S. 453). L’homme est celui qui est capable de vivre cet immense passage : de peu à beaucoup, de tout à rien, de la faiblesse au second souffle, de la mort à la vie – il en est capable, pourvu de se laisser saisir et moissonner par celui qui, entre tous, a bien connu l’homme (cf. S. 46), Jésus-Christ.
Au point le plus fort d’un exigeant dialogue, Pascal donne ainsi la parole à cette brebis désemparée et abattue, à celui qui, sans bien trop le savoir, cherche son berger, à l’interlocuteur de ce dialogue dont les Pensées sont la trace : « J’ai les mains liées et la bouche muette », et « je suis fait d’une telle sorte que je ne puis croire » (S. 680). – Il a les mains liées et la bouche muette ? « Déliez-le et laissez-le aller », aurait répondu Jésus (cf. Jn 11, 44), de son autorité absolue, unique, seigneuriale. – Il est fait d’une telle sorte qu’il n’est pas capable de croire ? « Ne désespérez pas » (S 39), a répondu un jour Pascal, depuis son autorité de disciple, c’est-à-dire depuis sa vocation d’ouvrier, de moissonneur. Unique, Seigneur, triomphant de la mort même, Jésus seul est ce « grand aigle » dont parle Moïse (Ex 19,4 ; cf. Ez 17,3), cet aigle sous les ailes duquel chacun trouve un abri (cf. Ps 90 [91],4), cet aigle sur les ailes duquel chacun revit, au point le plus secret de son existence, la sortie hors d’Égypte, vers la liberté. Jésus seul est ce « grand aigle », et seule sa Parole donne à nos existences l’allure d’un Exode, seule sa Parole appelle à l’être ce qui n’est pas, seule elle affermit les pas de celui qui ne peut pas – seul Dieu peut faire cela pour nous – mais Pascal, serviteur et ami du « grand aigle », ouvrier fidèle aux rigueurs de l’ouvrage, après avoir bénéficié pour lui-même des coups d’ailes du « grand aigle », après avoir été saisi et moissonné, comme en un feu, par l’amour de Dieu, Pascal a vu et a compris que le Seigneur a voulu associer des serviteurs et des amis au service d’un tel exode, d’une telle marche et d’un tel ouvrage. Le « passage incessant » – selon l’expression du P. de Lubac (cf. Histoire et Esprit, p. 170) – de l’Égypte en Terre sainte, de la mort à la vie, se rejoue en chaque existence, et Pascal nous rappelle que la joie de tout vrai chrétien (S. 389), après s’être tenu comme en présence de Dieu auprès du Buisson Ardent – « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob » – cette joie, qui rend le chrétien à la fois « raisonnable, vertueux et aimable », est de participer, avec son Seigneur, à la sortie d’Égypte – c’est l’expérience pascale.
« Voici les noms » de ceux que Jésus appela apôtres, dit saint Matthieu, en une discrète – mais néanmoins très nette – réminiscence des tous premiers mots du livre de l’Exode : Exode, Shemot, « voici les noms des fils d’Israël venus en Égypte avec Jacob leur père », et appelés par Dieu à sortir de la maison de servitude, pour vivre, et même pour bien vivre, et même pour vivre toujours, pour vivre éternellement, en Terre promise : « Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants, car tous vivent pour lui » (Lc 20, 38) – et vivent pour toujours. Si la moisson est abondante, c’est que chaque vie recèle auprès du Seigneur la promesse d’une telle abondance. C’est être prophète que d’annoncer, comme Ézéchiel, la promesse de cette vie-là, à l’horizon d’un exode renouvelé comme une sortie hors du tombeau : « Ils disent : “Nos ossements sont desséchés, notre espérance est détruite, nous sommes perdus !” C’est pourquoi, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Je vais ouvrir vos tombeaux et je vous en ferai remonter, ô mon peuple, et je vous ramènerai sur la terre d’Israël. Vous saurez que Je suis le Seigneur, quand j’ouvrirai vos tombeaux et vous en ferai remonter, ô mon peuple ! » (Ez 37, 11-13). Mais si c’est être prophète que d’annoncer, comme Ézéchiel, la promesse de cette vie-là, c’est être disciple que d’en contempler les effets, d’en mesurer la grandeur, d’en désigner la source et de témoigner pour cette « force secrète », ainsi que Pascal a su le faire en des mots qui résonnent encore : « ce que Platon n’a pu persuader à quelque peu d’hommes choisis et si instruits, une force secrète le persuade à cent milliers d’hommes ignorants, par la vertu de peu de paroles. Les riches quittent leurs biens, les enfants quittent la maison délicate de leurs pères pour aller dans l’austérité d’un désert, etc. […] Qu’est ce que tout cela ? c’est ce qui a été prédit si longtemps auparavant. […] Qu’est ce que tout cela ? C’est l’esprit de Dieu qui est répandu sur la terre » (S. 370).
Chers amis, le quatre-centième anniversaire de ce disciple, de cet ouvrier, de ce serviteur de Dieu, est l’occasion de rendre grâce pour la force de son témoignage. Depuis longtemps maintenant son verbe résonne – il résonnera encore longtemps. Le Mémorial est devenu comme un bien commun, comme un mémorial commun : le mémorial d’une expérience au moins possible, le mémorial de la possibilité d’un passage, d’une rencontre avec le Dieu vivant. D’autres mesureront mieux que moi, et diront mieux que moi la profondeur et la beauté de son empreinte en temps de domaines. La lettre apostolique du Saint-Père est l’occasion, pour tous les amis de Blaise Pascal, d’une grande joie. Et puisque les textes de ce jour suggèrent le motif de l’Exode, et puisque, providentiellement, le « grand aigle » de la Parole semble avoir adopté aujourd’hui un coup d’aile pascalien, qu’il me soit permis de vous faire part de cette réflexion : la durée de quatre cents ans évoque pour moi comme pour tout lecteur de la Bible, la grande ellipse temporelle entre le premier et le deuxième livre de la Bible, entre la Genèse et l’Exode – quatre cents ans dont le fil ténu semble être constitué par le serment que Joseph, le fils de Jacob, avant de mourir, fit prêter aux fils d’Israël : « Je vais mourir. Dieu vous visitera et vous fera remonter de ce pays dans le pays qu’il a fait serment de donner à Abraham, Isaac et Jacob. […] Quand Dieu vous visitera, vous ferez monter d’ici mes ossements » (Gn 50,24-25). Pascal connaît cette trame ténue qui relie la Genèse à l’Exode : « le même joseph, en mourant, recommande à ses enfants d’emporter ses os avec eux quand ils iront en cette terre » (S. 719). Comment ne l’évoquer, nous qui, à quatre cents ans d’intervalle, célébrons cette Eucharistie en cette église, à Saint-Etienne du Mont, là même où les funérailles de Blaise Pascal furent célébrées, là même où il fut inhumé, là-même où il repose ?
Depuis quatre cents ans, les ossements de Pascal sont portés par tant de convertis en leur exode, en leur marche vers Dieu. Portés solitairement par quelques solitaires – car Pascal, il est vrai, s’est donné par quelques Pensées inoubliables à notre solitude. Portés « ensemble » aussi, car ce qu’il dit, ce qu’il voit, ce qu’il exprime de notre humanité commune nous touche ensemble – il a bien connu l’homme. Les lettres pour porter à rechercher Dieu (S. 681) son devenu les lettres à porter pour rechercher Dieu. Les Pensées, ces quelques ossements, ces papiers épars trouvés à sa mort, il a plu à Dieu qu’elles vivent encore, et quelque ouvriers, inspirés d’un bon esprit, les fassent sans cesse revivre.
Ces ossements vivront-ils ? Toi, Seigneur, tu le sais.
Pascal, au cœur de son Mémorial, en reprenant l’insistante expression du livre de l’Exode (Ex 3,6.15.16), inscrivit en nos mémoires une référence persistante à la rencontre vivante avec le Dieu vivant : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». Auparavant, Jésus-Christ lui-même inscrivit, au cœur des Évangiles, la même référence au Buisson ardent : « Au sujet de la résurrection des morts, n’avez-vous pas lu ce qui vous a été dit par Dieu : Moi, je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ? Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants » (Mt 22,31-32). – Non des philosophes et des savants ; il n’est pas le Dieu des morts mais des vivants : le rythme et la rime d’une référence à l’autre m’ont toujours fasciné. Je crois que nous pouvons nous réjouir de ce que Blaise Pascal fut un savant si vivant – vivant de l’appel à participer à la moisson, de l’appel à travailler avec et pour Dieu, pour se réjouir avec et en lui.
Chers amis, nous pouvons demander, avec grande confiance, que cet anniversaire soit l’occasion de nombreuses conversions, de vocations, et, pour toute l’Église, d’un encouragement à continuer sa marche vers le Dieu vivant.
P. David Rabourdin
Voir aussi
– Lettre apostolique “Sublimitas et miseria hominis” du pape François.