Citizenfour
Laura Poitras
Laura Poitras, 2015. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Un huis-clos sur le cauchemar du renseignement universel
En 2013, un jeune ingénieur des services secrets américains, Edward Snowden, révolté par le fait de pouvoir lui-même avoir facilement accès aux renseignements les plus confidentiels sur pratiquement n’importe quel citoyen du monde développé, décide de révéler au public le délire inquisitorial dans lequel l’Amérique a sombré sous prétexte de lutte contre le terrorisme. Il prend alors contact avec Laure Poitras, une cinéaste qui a elle-même été confrontée à l’obstruction de la puissance américaine dans ses recherches précédentes sur les méthodes utilisées en Irak et à Guantanamo. Après une approche de plusieurs mois, il lui donne rendez-vous dans sa chambre d’hôtel à Hong-Kong où, inconnu de tous, par la seule puissance de son ordinateur portable et d’entretiens avec un journaliste du Guardian, Glenn Greenwald, il s’apprête à divulguer, huit jours durant, la « bombe » médiatique qui occasionnera un scandale mondial. Le récit de ces huit jours constitue le cœur du présent documentaire.
Le premier paradoxe consiste donc en ce que l’histoire de la divulgation universelle d’un secret par ailleurs planétaire nous est représentée sous la forme d’un huis-clos dans une chambre d’hôtel confinée. Un lit, un ordinateur, un téléphone et un écran de télévision, une fenêtre sur l’extérieur et une salle de bain, le cadre est réduit au minimum. Pourtant, dans ce minimum, un être humain peut encore agir et parler. Avec des moyens modestes, il peut revendiquer sa liberté et l’exercer à la face du monde, avant que l’étau de la surveillance ne le rejoigne pour essayer de le faire taire, confirmant du même coup la thèse qu’il soutient sur la possibilité désormais universelle du traçage individuel.
En d’autres termes, la liberté ne peut plus s’exercer que dans la sphère privée alors même que celle-ci est en voie d’anéantissement. Ou encore, une liberté ne pourra aujourd’hui s’étendre à tous qu’à condition de renoncer dès l’abord et lucidement à elle-même (ou en tout cas à sa préservation hors d’un cadre fortement restreint). Nous ne sommes plus maîtres de nos choix ; Big Brother nous a rejoints avec une efficacité d’autant plus grande que, comme le détaillera avec candeur l’un des experts appelés à la barre, il avance à couvert, son objectif « moral » (lutter contre le Mal) lui garantissant une complète impunité, supérieure à tout ce que les totalitarismes ont pu rêver dans le passé.
Comment dès lors résister ? De deux manières. D’abord en utilisant les armes mêmes de l’informatique pour divulguer l’information, sachant à la fois que l’impact en sera très fort et le délai très court, puisque le monstre se repliera rapidement sur celui qui ose le défier. Mais aussi en se présentant à découvert devant la caméra, laquelle enregistre en temps réel : de même qu’il faut se cacher pour tout dire, le fait de ne rien retenir pour soi à l’intérieur de ce huis-clos constituera la seule arme capable d’affronter les armées du médiatique politiquement correct après l’ouverture des hostilités. Tous vont affirmer qu’il n’est qu’un pion au service d’un mécanisme hostile ? Il importe de montrer, au contraire, qu’il n’est qu’un homme recherché par des procédures haineuses, en espérant que le statut « d’œuvre d’art » du film de cinéma permettra à ce témoignage de ne pas être absorbé par le tourbillon de la désinformation.
Ainsi, pour montrer ce que le système mis en place a d’inhumain, il faut le confronter à la réalité d’une personne individuelle. Snowden commence par déclarer : « I’m not the story here », « ceci n’est pas mon histoire ». Mais c’est précisément sa propre vulnérabilité et son statut précaire que sa lucidité présente comme les preuves les plus éclatantes de ce que le mécanisme de « sûreté nationale » remet en cause. Si l’on veut cesser de dissimuler, plus d’autre choix que de vivre comme un reclus.
En ce sens, ce documentaire n’est pas une œuvre de télévision. Non seulement parce que son statut de film lui assure un rayonnement et une pérennité d’un autre ordre, mais surtout parce que des principes très simples de cadrage, de gros plan et de montage permettent, sur grand écran, d’entrer en communion avec une présence. Lorsque nous le voyons blêmir quand son amie, ignorante de tout et restée à Chicago, lui apprend qu’elle a été mise en joue par des agents dans son appartement, emmenée puis relâchée sans avoir même compris pourquoi, lorsque l’alarme incendie de l’hôtel se déclenche et que nul n’est plus capable de dire s’il peut s’agir ou non d’une diversion, lorsqu’une expression contrariée traverse la physionomie du dissident qui s’aperçoit qu’il a laissé le téléphone fixe branché et peut donc être écouté de l’extérieur sans le savoir, nous nous surprenons à respirer à la même allure que les personnages, à partager le rythme d’une vie plutôt qu’à glaner des informations manipulables.
Par contraste, le jeu des médias apparaît bien dérisoire, à la fois dans leur réaction stéréotypée à l’information, selon un schéma bien prévisible et avec une retombée de l’excitation bien plus prévisible encore, et dans la façon ahurissante dont certains des acteurs officiels viennent y proclamer une vérité toute faite, tel ce haut gradé de la NSA qui, convaincu de mensonge après avoir affirmé que tous les citoyens d’un état américain n’étaient pas sur écoute, se rattrape en déclarant que ce n’est pas exprès (« not willingly ») !
Bien sûr, tout n’est pas dit sur Snowden : par exemple, nous n’apprendrons pas pourquoi son amie pourra le rejoindre en Russie un an après qu’il y aura obtenu l’asile politique ; de même, le documentaire ne s’attarde guère sur les détails de son odyssée après son départ de Hong-Kong. Sans doute cette part de mystère renforce-t-elle la complexité humaine du personnage : tout ne doit pas être donné en pâture au public. Une personne est aussi faite d’énigmes. Un chevalier blanc peut avoir ses zones d’ombre.
Il reste que l’académie des Oscar s’est honorée de couronner ce documentaire si implacable envers le système aujourd’hui dominant. Et que, au moment où la France s’apprête à aligner ses procédures de renseignement sur celles de la machine américaine, la projection de cette œuvre apparaît comme une mise en garde civique aussi vigoureuse qu’impressionnante.
Denis DUPONT-FAUVILLE
5 mai 2015