Conférence de Mgr Éric de Moulins-Beaufort : “L’Église, signe de Dieu et annonciatrice de la paix”
Conférence donnée à Lourdes durant le rassemblement des Églises diocésaines à Lourdes pour l’anniversaire des 50 ans du concile Vatican II.
L’Église a été le centre des préoccupations du deuxième concile du Vatican. Tous les commentateurs l’écrivent, chaque texte permet de le vérifier, l’examen des débats ou la lecture des journaux ou carnets de notes des acteurs du concile, évêques ou experts, le confirme. Il n’était pourtant pas forcément question de cela au point de départ. L’objectif fixé par Jean XXIII avait été de présenter la foi de façon qu’elle puisse être reçue par l’homme contemporain. Lors de la première session, 70 projets de textes ou schémas avaient été présentés aux Pères conciliaires. Assez vite, certains d’entre eux se plaignirent, entre autres motifs, de cette multiplicité. Une intervention du cardinal Montini, archevêque de Milan, futur Paul VI, a été jugée déterminante par beaucoup d’observateurs. Elle eut lieu le 5 décembre 1962. Parlant de la constitution sur l’Église, il dit qu’elle pouvait tout unifier : « Qu’est l’Église et que fait-elle ? Tous attendent que le Concile l’expose très clairement ». Et il ajoutait aussitôt : « L’Église ne peut rien d’elle-même, elle sait qu’elle reçoit tout du Christ » [1]. Il reprit cette idée quelques mois plus tard, devenu évêque de Rome, en ouvrant la deuxième session.
Ce rappel déjà attire notre attention sur le lien intérieur entre ce que nous avons entendu ce matin et ce que je dois vous présenter maintenant, entre ce que le Concile proclame du Christ et ce qu’il enseigne et manifeste à la fois de l’Église. L’effort du Concile peut se décrire, je crois, en une phrase : montrer ce qu’est l’Église, selon ce que le Christ la fait être et selon ce qu’il lui donne d’être, sans jamais oublier que tout de l’Église vient du Christ et sans la confondre jamais avec celui-ci qui reste pour elle la Tête, le Seigneur et l’Époux. On ne comprend bien ce que Vatican II dit de l’Église que si l’on entre dans le mouvement de décentrement de soi qu’il reconnaît comme constitutif de l’Église elle-même. L’Église vient de Jésus le Christ et elle conduit vers lui, mais c’est lui avant tout qui vient à elle. Mgr Dagens nous a bien introduits à cela. Gardons ce mouvement en tête désormais, il commande tout.
Nous avons deux choses à examiner cet après-midi : que dit le Concile de l’Église ? ou en d’autres termes : qu’est-elle ? Que fait-elle ? A quoi sert-elle ? Et ensuite : aujourd’hui, cinquante ans après l’ouverture de Vatican II, quels chantiers le concile nous désigne-t-il ? Que devons-nous faire pour vivre de ce qu’il a mis au jour ? Mais auparavant, pour pouvoir répondre à ces deux séries de questions, je voudrais répondre à une question préalable : pourquoi fallait-il que le concile traite de l’Eglise ? Quel besoin y avait-il à cela ? Ce sera ma première partie.
Le temps opportun
Par le concile Vatican II, l’Église a accepté le monde tel qu’il est. Entendez bien ce que je dis. Je n’ai pas dit que l’Église s’y est adaptée au monde, je dis qu’elle l’a accepté tel qu’il est. Elle a reconnu le monde tel qu’il est comme le champ de sa mission. Pour cela elle a renoncé à attendre que revienne un monde dont elle était plus familière. Elle ne le fait pas par résignation, elle ne le fait pas parce qu’elle rendrait les armes, - et certains pourront juger que ce fut un peu tôt ou que ç’a été une trahison. L’Église accepte le monde tel qu’il est parce qu’elle comprend mieux qui elle est et ce qu’elle a à faire, ce que Dieu attend d’elle. Face au monde, elle a acquis la capacité de se comprendre et de se dire.
Pendant des décennies, elle avait refusé le monde moderne. Par son Magistère certainement, celui des papes successifs, celui des évêques, même si, à ce niveau, la gamme des attitudes a été large, notamment parce que les situations ont été diverses. Par les fidèles aussi, pas tous et pas uniformément, mais très largement. Permettez-moi de le dire : l’Église a eu raison de résister au monde moderne. Sans doute aimerions-nous qu’elle ait reconnu aussitôt dans la revendication de la liberté en matière sociale et politique un fruit de la liberté spirituelle que le Christ nous donne ; mais pouvait-elle ne pas voir la violence, le ressentiment, et surtout le refus de Dieu, du Dieu révélé, du Dieu de Jésus-Christ instillé dans les esprits progressivement par des philosophes des Lumières dont le souci premier était de se passer de toute lumière venant d’en haut ? Sans doute serions-nous plus à notre aise si notre Église avait encouragé la demande d’égalité en matière sociale et politique, si évidemment conséquence de l’égale dignité donnée par le baptême ; mais n’est-il pas à son honneur d’avoir pressenti que la double revendication de la liberté et de l’égalité aboutirait à mettre les faibles de la société entre les mains des plus forts en les privant de toute protection ? N’est-il pas à son honneur d’avoir perçu que cette revendication de l’égalité conduirait à remplacer les différences de statut par la domination sans limite de l’argent et de ceux qui le possèdent ? Nous avons parfois mauvaise conscience en réalisant que l’appel à la fraternité porté par tant de socialismes aurait pu être reconnu par l’Église comme une belle approximation de ce qu’elle prétend apporter tandis qu’elle a repoussé ces socialismes avec une peur qui ressemble à celle des possédants, mais pouvait-elle ne pas s’inquiéter d’un côté de voir la fraternité tourner au nationalisme le plus fermé et le plus belliqueux, elle qui veut intégrer les hommes dans une communion universelle et de l’autre de voir la fraternité devenir la réduction de tous au même, la réduction de l’homme avec sa vie intérieure et ses particularités personnelles à un citoyen ou un camarade sans âme, pur objet de l’État ?
L’Église avait bien des raisons de résister au monde moderne qui prétendait tout submerger, et heureusement qu’elle a été là pour le faire car ce monde se serait précipité plus vite vers ces extrêmes si les sociétés dites modernes n’avaient été composées pour leur plus grande part de gens formés qu’ils l’aient voulu ou non par la foi et la vie chrétiennes. Mais en 1962, lorsque le Concile s’ouvrit, la situation avait considérablement changé. La persévérance des fidèles depuis plusieurs décennies et ce qui restait de christianisme diffus partout dans les sociétés européennes et les drames de l’histoire vécus par tous : la guerre de 1870, les deux guerres mondiales, la fracture du monde en deux blocs idéologiques opposés, avaient créé des conditions nouvelles. La reconnaissance de la liberté politique et sociale et la promotion de l’ordre juridique des droits de l’homme paraissaient nécessaires pour éviter le totalitarisme de quelque couleur qu’il soit ; la mise au jour de droits sociaux et du rôle de la consommation dans la croissance économique permettait une organisation sociale très nouvelle ; enfin le développement des transports et des moyens de communication sociale rendait perceptible l’unité de l’humanité et ouvrait une ère nouvelle dans les relations entre les peuples et les cultures.
Ce sont là quelques-uns des fameux « signes des temps » sur lesquels on a tant glosé. Il s’agit de bien comprendre comment ils fonctionnent. Le Concile reconnaît les transformations de l’État ou des sociétés en ce qu’elles ont de positif, elle n’y voit pas pour autant une avancée du Royaume de Dieu. Disons même qu’au contraire en un sens, il lui paraît d’autant plus urgent de clarifier ce qu’est le Royaume et ce que l’Église apporte que les hommes risquent de s’arrêter aux avantages que leur procurent les nouveaux moyens politiques, économiques et techniques et sociaux. On signale souvent ce qu’on appelle l’« optimisme du Concile » ; on le moque parfois. Il est vrai que le monde alors était en croissance et qu’il pouvait même rêver d’établir une coexistence pacifique entre les deux systèmes globaux qui caractérisaient les deux blocs. Le Concile n’a pas canonisé ce monde tel qu’il était. Mais il a reconnu d’une part qu’il était le lieu où les chrétiens avaient à vivre et qu’ils pouvaient y vivre selon ce que le Christ Jésus les faisait être et d’autre part que les hommes avaient les moyens de construire ce monde et qu’il valait la peine de les aider à orienter cette construction pour qu’elle les tourne vers le Royaume qui vient plutôt qu’elle les en détourne.
De ce point de vue là, l’œuvre du Concile a été un travail de discernement, c’est-à-dire de mise à jour des voies ouvertes à la croissance de la vie chrétienne. Certes, le monde moderne est très largement un monde qui s’est détaché de l’Eglise. Mais cela ne concerne que le monde occidental. Il est aussi un monde dans lequel les missions ont pu se déployer de sorte que le nom du Christ Jésus, au moment du Concile, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, pouvait être proclamé et reconnu dans toutes les civilisations, tous les peuples, toutes les langues. La diversité ethnique et culturelle des évêques au Concile en était le signe. Sans doute, dans beaucoup de pays, la vie politique prétendait se mener hors des directives de l’Église. Mais l’exemple des Etats-Unis et de la Belgique avaient montré que cette situation n’empêchait pas les catholiques de participer activement à la vie de leur pays et d’y agir à partir de la compréhension de l’homme et de la société et de la vie humaine issue de la Révélation. Le Pape avait perdu ses États mais de n’être plus un petit prince italien lui permettait de faire entendre sa voix avec une liberté et une facilité encore jamais atteintes, s’adressant aux fidèles et étant en relation avec eux comme jamais mais touchant aussi beaucoup d’autres qui voulaient bien l’entendre. La preuve en était le nombre des pays nouant des relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Si les deux guerres mondiales avaient montré la fragilité d’une instance morale face aux volontés de puissance des hommes, elles étaient aussi la preuve de sa nécessité.
Accepter le monde moderne tel qu’il est ne signifiait donc pas et ne signifie toujours pas considérer qu’il est le monde idéal, ni qu’il est meilleur que le monde ancien. C’est reconnaître qu’il est possible d’y vivre en chrétiens et qu’il est possible d’y proclamer le nom de Jésus, même si cela exige des chrétiens qu’ils soient plus conscients de ce qu’ils reçoivent de Dieu et plus clairs dans les buts qu’ils visent. Un immense travail de recherche et de réflexion et d’action pastorale avait été mené depuis le milieu du XIXe siècle pour enraciner l’action de l’Église et la vie des chrétiens plus profondément dans la Parole de Dieu à travers l’Écriture et la Tradition et pour trouver les moyens d’une relation nouvelle entre la vie chrétienne et la vie dans le monde. Le moment était donc venu où il était à la fois utile et possible à l’Église de se dire à elle-même qui elle est et de le dire au monde le plus clairement possible.
L’Église, dans le monde moderne, à travers des combats et des souffrances, - pensons simplement à ce qu’a pu représenter dans notre pays l’expulsion des religieux et des religieuses, ces hommes, ces femmes obligés de quitter leur pays natal, ces jeunes gens contraints pour devenir religieux ou religieuses de partir à l’étranger -, l’Église avait gagné la liberté d’agir sans avoir à se lier à des États pour remplir sa mission. Répandue dans le monde entier, dans une immense diversité de formes sociales et culturelles, elle avait besoin aussi de clarifier ce qu’elle venait apporter à des nations riches d’un patrimoine culturel et religieux considérable développé pendant des siècles en dehors d’elle et dans quel type de relations elle faisait entrer des individus et des peuples séparés par l’appartenance nationale et par des différences politiques ou économiques. Enfin, dans un monde qui pouvait se regarder globalement, elle devait s’interroger sur son unité puisqu’elle se présentait comme divisée à des peuples qui n’avaient pas connu l’histoire de ces séparations.
Redisons-le : l’enjeu pour l’Église catholique n’était pas de s’inventer elle-même mais de se ressaisir elle-même dans un acte réflexif pour regarder clairement ce qu’elle est devant Dieu, non pour le plaisir de parler d’elle mais pour correspondre le mieux possible à ce qu’elle est. C’est l’importance de la notion de « peuple de Dieu » que les débats conciliaires ont peu à peu fait apparaître comme décisive : l’Église est au milieu du monde le peuple de Dieu qui avance dans l’histoire, qui intègre des membres nouveaux, lesquels peuvent lui appartenir de façon plus ou moins profonde ; elle est ainsi le peuple saint et elle doit l’être le plus possible, en chacun de ses membres et en tous, pour être pour l’humanité entière le signe de l’appel de Dieu à une alliance nouvelle et de l’action de Dieu qui sans cesse œuvre pour que les hommes entrent dans cette alliance. Voilà ce qui permet de comprendre et le fond et le ton de l’enseignement de Vatican II : ce qu’est l’Église par la grâce du Christ, elle a les moyens de le devenir et elle a la responsabilité de l’être vraiment, globalement et en chacun de ses membres, dans un monde complexe mais qui attend le Christ mieux qu’il ne le sait et que le Christ travaille plus qu’il ne se voit souvent, même s’il comporte des forces de refus considérables.
Sacramentalité
Le fond et le ton. Unir l’un et l’autre fut le grand défi du concile. Les premiers schémas, celui sur l’Église tout particulièrement, furent repoussés parce que jugés par beaucoup trop juridiques. Leur ton, leur style, les rendaient peu accessibles aux fidèles, en tout cas, sans fruits immédiats pour l’immense majorité d’entre eux. Ils étaient aussi facilement triomphalistes, confondant ou donnant l’impression de confondre les succès visibles de l’Église, son établissement, avec la progression du dessein de Dieu. La solution a été de mettre en lumière la sacramentalité de l’Église. Est ainsi visé ce qui est proprement chrétien.
La définition la plus large que l’on puisse donner du sacrement en effet vient de saint Augustin : le sacrement est le signe visible d’une réalité invisible. Pour être complet il faut ajouter : signe visible et efficace d’une réalité invisible. L’invisible n’est pas ce qui ne se voit pas à l’œil nu, mais ce qui n’est visible que par la foi parce que cela appartient à l’ordre de Dieu et de son action, du mouvement de Dieu venant à nous, se communiquant à nous, ce que le concile, reprenant la tradition des Pères de l’Église et une expression de saint Paul appelle « le mystère ». Le mystère n’est pas l’énigmatique. Le mystère est la volonté de Dieu de se communiquer aux hommes pour leur offrir le salut, c’est-à-dire le pardon et la vie éternelle qui n’est rien moins que l’intégration dans la vie même du Dieu Trinité. L’Église est le signe visible de ce grand mouvement de Dieu qui embrasse l’histoire entière et qui trouve dans le Christ Jésus le Messie d’Israël sa réalisation entière. L’Eglise en est aussi le moyen efficace : par elle Dieu vient vers les hommes, non pas comme par un délégué lointain mais lui-même par lui-même et par un moyen qu’il façonne pour s’y communiquer pleinement malgré les faiblesses et les fautes des hommes, même des membres de l’Eglise.
Ce qui se voit de l’Église est donc la forme visible que prend dans l’histoire la grande œuvre de salut de Dieu à l’intention des hommes qu’il appelle. Le visible de l’Église ne se comprend pleinement qu’en regardant plus haut que lui, depuis Dieu même qui s’est fait connaître par le Christ et dans le Christ, et plus loin qu’elle, jusqu’au Royaume qui est l’œuvre de Dieu accomplie pour l’éternité, à la fois beaucoup plus que l’Église et son accomplissement dans la gloire. Regarder l’Église sacramentellement ou s’intéresser à la sacramentalité de l’Église a donc l’avantage de situer l’Église dans le temps mais à partir de l’éternité de Dieu, de la regarder dans l’histoire avec ses transformations mais à partir du dessein éternel de Dieu et en vue de ce dessein. Mais c’est aussi accepter que l’Église soit regardée par les hommes de l’extérieur, c’est prendre en compte le fait qu’elle est vue par ceux qui ne sont pas encore en elle ou qui prennent distance par rapport à elle, et réaliser alors la responsabilité que sa visibilité corresponde au mieux à ce que l’Église est réellement.
Lorsque le Concile s’est ouvert, plusieurs questions précises se posaient à lui à propos de l’Église : la question de l’épiscopat et de son lien avec le pape, ce que se traduit par le couple primauté-collégialité ; la question du laïcat, de la place des laïcs dans la mise en œuvre de la mission de l’Église, et cette question amenait celle des religieux et religieuses : qui sont-ils, quelle position ont-ils dans l’Église ? ; la question de l’œcuménisme, nous l’avons déjà indiquée ; et celle de la liberté religieuse : quelle exigence l’Église doit-elle et peut-elle faire entendre aux États quant à la vérité en matière religieuse ? Ces quatre questions, - avec quelques autres -, ont occupé une large part des débats.
Le premier concile du Vatican avait été interrompu par la guerre franco-prussienne de 1870 qui allait conduire à la fin des États du Pape. Il avait fortement affirmé la primauté de l’évêque de Rome et défini l’infaillibilité personnelle de celui-ci en matière de foi et de mœurs, mais il n’avait pu traiter de l’épiscopat. Des voix se faisaient entendre depuis lors pour demander que la doctrine soit complétée. Certains voulaient dire par là que la doctrine devait être « équilibrée » tandis que d’autres croyaient nécessaire de réaffirmer encore le rôle de tête du pontife romain. La tentation est forte de comprendre la succession des conciles comme une dialectique, l’un allant dans un sens et l’autre ramenant la barre à l’opposé, comme si l’Église trouvait son chemin par une série de zigzags. En réalité, Vatican II a repris la question de la hiérarchie de l’Église à partir de son commencement, le choix fait par le Christ de ses Apôtres, leur constitution en un groupe stable de douze, chiffre hautement symbolique pour Israël, la mission qu’il leur a confié après la Résurrection, et la décision des Apôtres de se donner des successeurs parce que leur mission devait se poursuivre jusqu’à la fin de l’histoire. L’Église existe par l’envoi des Apôtre qui partagent ce qu’ils ont reçu du Seigneur, ce que le collège des évêques succédant au collège des Apôtres marque pour toujours. Mais ce collège n’est pas une collection d’individus se mettant d’accord au fur et à mesure des besoins, il est tenu par en haut, par le Christ qui l’envoie, et c’est pourquoi le successeur de Pierre est la tête de ce collège : il rend visible l’unité qui est première et dans laquelle tous doivent se tenir pour annoncer vraiment le Christ et partager en vérité ce qu’il a donné. Primauté et collégialité ne sont pas en rapport d’équilibre l’une avec l’autre, mais elles découlent l’une de l’autre dans le dynamisme du don que Dieu dans le Christ Jésus fait de lui-même librement, offrant aux hommes de le connaître, non selon la chair seulement mais dans son Esprit-Saint, et de connaître son œuvre en y coopérant.
Le concile a pu ainsi trancher une question non clarifiée jusque-là : l’épiscopat n’est pas seulement le sacerdoce ministériel doté d’un pouvoir de juridiction étendu à l’échelle d’un diocèse. Il est plénitude du sacerdoce reçu du Christ, participation à l’autorité des Apôtres pour le bien du Corps entier de l’Église et le sacerdoce ministériel ne peut s’exercer qu’en dépendance de lui. En termes techniques, le concile a défini la « sacramentalité » de l’épiscopat : il n’est pas qu’un degré d’organisation de l’Église, il la définit dans son être même. L’Église tire son existence de l’envoi en mission des Apôtres et elle ne vit vraiment qu’en prolongeant sans cesse cette mission au profit de ceux qui déjà ont accueilli l’Évangile dans la foi et aussi de ceux qui y résistent encore ou ne l’ont pas entendu. Dans le collège des évêques, au long de l’histoire, se laisse voir ce qui n’est pas encore visible mais qui est acquis déjà par le Christ mort et ressuscité pour nous : le rassemblement de tous les hommes que Dieu appelle au salut dans l’unité éternelle de la charité. Par l’action des évêques agissant en communion, les hommes qui y consentent sont intégrés dans cette unité non encore visible aux yeux de chair mais déjà acquise. La restauration du diaconat permanent, quelles qu’aient pu en être les motivations exprimées au long des sessions conciliaires, trouve sa source dans cette mise au claire de la densité sacramentelle de l’épiscopat à laquelle, autant que le sacerdoce ministériel mais différemment, il participe.
Les laïcs ont de tout temps été la part la plus nombreuse de l’Église. Au long des siècles il y a eu parmi eux des saints et des figures de haute valeur qui ont joué un rôle important, y compris dans la spiritualité de leur temps. Néanmoins l’antique prévention courait toujours qu’un homme ou une femme qui travaillent ou qui sont mariés ne pourraient pas vivre vraiment spirituellement. Peut-être est-ce un des préjugés les plus anciens et dont il est le plus difficile de se débarrasser. Après tout, il avait ses avantages. Pendant des siècles, la pastorale de l’Église a été organisée de manière à préparer la communion pascale : il fallait amener le peuple chrétien à être une fois dans l’année en état de communier dignement. Le reste du temps on pouvait s’accommoder de ne pas être tout à fait à cette hauteur à condition de ne pas être surpris par la mort. Beaucoup a changé au XXe siècle. Au moment du concile, les évêques sont impressionnés par l’Action catholique et sa capacité à former des « militants » chrétiens, capables de se présenter comme tels dans leur milieu social et professionnel. On admire leur générosité, encore vérifiée pendant la guerre. On compte sur eux pour changer la société de l’intérieur, amener au Christ leurs amis, leurs camarades. Beaucoup attendaient du concile qu’il explicite à quel titre les chrétiens laïcs pouvaient agir en tant que chrétiens : était-ce à partir d’eux-mêmes ou devait-ce être par mandat des évêques ? Dans une société qui ne se voulait plus chrétienne, en quoi l’action d’un chrétien laïc représentait-elle l’action de l’Église, dans quelle mesure l’engagement d’un laïc traduisait-il le discernement de l’Église ? Le concile a pris à ce propos une décision capitale : il a jugé qu’un laïc agissait avant tout sur le fondement de son baptême. Il n’a pas besoin d’autre encouragement ou détermination de la part de la hiérarchie de l’Église que les sacrements qu’il a reçus ou qu’il reçoit et qui l’habilitent à l’action, à condition bien sûr, mais elle est incluse dans les sacrements, de se garder dans la communion de l’Église. Le laïc chrétien n’est pas déterminé par l’appartenance à tel ou tel mouvement d’Église, par ailleurs utile et digne d’encouragement ; il est fait par le Christ Seigneur qui fait de lui par le baptême, la confirmation et l’Eucharistie, complétés par le sacrement du pardon, un membre de son Corps, capable d’agir à partir du Christ et dans le Christ.
Bien voir cela évite un des contre-sens les plus graves qui ont été faits quant à l’interprétation de Vatican II. La constitution Lumen gentium, en effet, après un chapitre consacré au mystère de l’Église, traite du peuple de Dieu avant d’en venir à la constitution hiérarchique de celle-ci. On a beaucoup présenté cela comme un renversement de pyramide, l’entrée de l’Église dans l’ère de la démocratie, etc. En réalité, en choisissant de traiter en premier du peuple de Dieu, le concile a suivi un ordre logique : le peuple de Dieu est fait de tous les baptisés, qu’ils soient laïcs ou clercs ; tous ensemble ils forment le peuple de Dieu en marche à travers l’histoire, signe donné à l’humanité entière. Mais ce peuple ne se comprend qu’à partir des sacrements. Le baptême y fait entrer, l’Eucharistie permet d’y progresser, de lui appartenir de plus en plus. Ce qui est décisif du peuple de Dieu, c’est qu’il est le peuple saint, signe au milieu de ce monde de la sainteté de Dieu et de la sainteté à laquelle Dieu appelle les hommes et dont il les rend capables dans le Christ. L’encouragement à la communion fréquente au début du XXe siècle a été sans doute un pas décisif, même si son effet n’a pas été perçu exactement, plus encore que l’expérience si forte de l’Action catholique. Car cet encouragement supposait un renversement du regard porté sur les fidèles laïcs : les encourager à communier fréquemment, c’est supposer que, même mariés, même travaillant, même engagés dans ce monde complexe et compliqué, ils sont capables par la grâce du Christ d’être ordinairement en état de grâce et de recevoir la force du Christ par la nourriture qui leur est destinée.
Se pose alors la question de la place des religieux. Jusque là on pouvait légitimement penser qu’être religieux était s’assurer des moyens nécessaires pour être saint. La plupart des hommes et des femmes restaient laïcs à la fois parce que beaucoup avaient des devoirs par rapport à leurs familles, à leurs terres, à un statut social, et parce que les exigences de la vie religieuse les dépassaient. Mais si l’état de laïc n’est pas un état de seconde catégorie, pourquoi des religieux et des religieuses ? Le chapitre qui leur est consacré dans Lumen gentium vient après celui sur l’appel universel à la sainteté et avant celui sur le caractère eschatologique de l’Église. Les religieux dans l’Église rendent visible, - toujours la même logique sacramentelle -, que répondre à l’appel à la sainteté fait vivre, produit une vraie fécondité, qu’il vaut la peine d’orienter sa vie vers la fin définitive de l’homme qui est la vie éternelle, l’intégration dans la communion de charité en Dieu. La diversité des formes de vie religieuse (peut-être dirait-on aujourd’hui « vie consacrée » mais il faudrait apporter là bien des nuances) offre à l’Église entière des chemins variés pour répondre à l’appel du Christ, elle est le gage que la diversité des tempéraments spirituels et des dons de l’Esprit peut trouver sa place dans la communion de l’Église.
L’œcuménisme a marqué Vatican II depuis sa convocation. Jean XXIII en effet a annoncé son intention de convoquer un concile au cours de la cérémonie de clôture de la semaine de prière pour l’unité des chrétiens le 25 janvier 1959, prenant tout le monde par surprise. Aussitôt, le Saint-Siège annonce que le concile « n’a pas seulement pour but le bien spirituel du peuple chrétien, mais veut être également une invitation aux communautés séparées pour la recherche de l’unité. » [2] Des contacts, des dialogues, des entretiens entre catholiques et protestants et orthodoxes avaient lieu depuis la fin du XIXe siècle, l’abbé Couturier à Lyon avait lancé une semaine de prière pour l’unité des chrétiens que les papes avaient encouragée. Mais définir les termes de l’œcuménisme n’était pas chose simple. Pie IX, en convoquant le premier concile du Vatican, avait invité les chrétiens séparés, en des termes chaleureux mais qui les appelaient tout de même à renoncer à ce qu’ils étaient pour revenir dans l’Église catholique. Jean XXIII invita des observateurs des autres confessions chrétiennes sans rien leur demander de particulier. Les protestants répondirent volontiers, les orthodoxes furent d’autant plus prudents que les Grecs ne pouvaient venir sans les Russes lesquels n’avaient pas la liberté d’aller et venir. Finalement, alors que le concile venait de démarrer, Moscou autorisa deux prêtres à y participer. A la session suivante, les Grecs purent envoyer une délégation aussi. Le Parti communiste avait jugé profitable d’utiliser les relations œcuméniques pour prouver au monde que la liberté religieuse régnait en Union soviétique et dans ses satellites.
Le débat sur l’œcuménisme a couru sur trois sessions du concile. Si, en effet, la marche à l’unité de l’Église ne pouvait pas être seulement le retour des frères séparés dans l’Église catholique, comment dire simultanément que cette Église catholique, dans son lien au pape, successeur de saint Pierre, est l’Église du Christ, pleinement, sûrement, sans réserve, et que les autres confessions chrétiennes ne sont pas purement et simplement des membres corrompus ou morts ? Le Concile a affirmé que l’Église du Christ est dans sa pleine substance (c’est le sens du « subsistit in », employé dans Lumen gentium n°8) dans l’Église catholique gouvernée par le successeur de Pierre et les évêques en communion avec lui, et que cela n’empêche en rien que des éléments plus ou moins nombreux de cette Église se trouvent aussi (« inviniantur ») dans les autres confessions chrétiennes. Cette présentation trouve sa pleine justification dans la perspective de la sacramentalité de l’Église. Celle-ci est avant tout l’œuvre du Christ qui intègre souverainement les hommes dans son œuvre de salut. La forme pleine de cette intégration ici-bas est offerte dans l’Église catholique unie au pape : tous les moyens de salut y sont présents et la figure d’ensemble que dessine cette Église, la forme concrète qu’elle donne à l’unité du peuple de Dieu, correspond à ce que Dieu veut. Mais tout cela suppose encore que chaque personne s’y ouvre vraiment dans la foi et se laisse conduire vers la sainteté à laquelle elle est appelée. Dans les autres Églises ou confessions chrétiennes, des moyens de salut manquent ou la forme totale ne correspond pas à l’unité plénière voulue par Dieu, ne la symbolise pas assez, mais le Christ agit néanmoins par son Esprit et cet Esprit ne peut que conduire, de près ou de loin, vers l’unité plénière qu’il veut. En d’autres termes, l’Église catholique, au sens confessionnel du terme, est bien tissée de tout ce que Dieu par le Christ donne aux hommes, mais cela ne veut pas dire qu’elle absorbe tout cela ni qu’elle n’a pas à progresser dans la coïncidence avec ce que son Seigneur et Époux la fait être (cf. Unitatis redintegratio, 3, in fine). Cela veut même dire qu’elle peut recevoir des autres Églises et confessions chrétiennes.
Le débat sur la liberté religieuse fut un des plus rudes du Concile. Les positions qui s’affrontaient ou du moins se confrontaient correspondaient à différentes manières de comprendre la position de l’Église dans l’histoire et face au monde. Dans les pays de vieille chrétienté, l’Église catholique s’était habituée à ce que la société ou la nation ou l’État trouvent dans la religion catholique l’expression de ce qui les fait vivre depuis le passé et vers l’avenir. Mais la sécularisation progressive avait rompu cette alliance. L’Église devait-elle réclamer que l’État la reconnaisse comme la vraie religion et repousse donc les autres ou en limite l’expression en tant qu’erreurs pouvant troubler les esprits, quitte à consentir en fonction des situations une tolérance plus ou moins large sauvegardant la paix publique et l’impossibilité que nul Père du Concile ne songeait à nier d’obliger à l’acte de foi ? Progressivement l’idée s’est imposée qu’il n’était pas possible d’en rester à la seule notion de tolérance, c’est-à-dire de résignation à un mal nécessaire. D’une part parce que beaucoup de pays, du fait de l’émigration et des missions, se trouvaient dans une situation tout autre : aussi bien aux Etats-Unis que dans des pays d’Asie ou d’Afrique ou dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, les catholiques n’étaient qu’une minorité ; il convenait de comprendre comment l’Église pouvait y vivre et s’y développer. D’autre part, l’expérience des totalitarismes, - et, à l’époque du concile, c’était celle des pays sous domination soviétique et maoïste -, rendait cruciale la reconnaissance de la liberté de chacun face à la société et à l’État. Enfin, la situation nouvelle dans les pays sécularisés pouvait être comprise à partir de la doctrine traditionnelle de la liberté de l’acte de foi : les chrétiens des premiers siècles avaient réclamé leur droit à répondre à l’appel de la vérité selon ce que leur raison leur permettait d’en percevoir.
A y réfléchir, l’écartement entre la structure politique d’un pays et l’Église catholique ne paraissait plus si nouvelle ni si étrange. Il ramenait l’Église à la situation du Christ Jésus lui-même pendant sa vie terrestre. Surtout il mettait en évidence que sa croissance, celle qui vaut pour le Royaume, ne peut venir que d’un don de son Seigneur qui agit par l’Esprit-Saint avec force et douceur au plus intime des libertés et non d’un consensus social ou culturel. La décision conciliaire de définir clairement le droit à la liberté religieuse comme un droit social, valant face à la société et à l’Etat, fait comprendre aussi la nature sacramentelle de l’Église. La société visible, à un moment donné du temps, dans tel pays ou à l’échelle du monde, que constitue l’Église catholique donne une figure concrète à l’œuvre de Dieu qui travaille à rassembler les hommes pour l’éternité dans le Corps du Christ, mais n’absorbe pas tout ce travail. Elle en anticipe la réussite au terme de l’histoire, elle en annonce la réalisation mais elle ne peut franchir le seuil du choix de Dieu et de son jugement final. L’appartenance des libertés au Christ ou le refus de celles-ci d’être à lui ne sont connus que de Dieu seul. L’Église est le signe dans le temps du choix auquel tout homme est confronté d’une manière ou d’une autre, devant lequel Dieu travaille à le placer durant sa vie terrestre et dans le jugement.
Les quatre questions principales qui ont concentré les débats de Vatican II à propos de l’Église mettent en lumière sa sacramentalité, sa capacité à être en ce monde le mieux possible ce que Dieu la fait être et la fera être pleinement dans la gloire. La sacramentalité situe donc l’Église en ce temps qui sépare l’Ascension du Seigneur de sa venue glorieuse. Ce temps est celui de la patience de Dieu, l’« année de grâce » (Lc 4, 19) qui est offerte à chacun pour qu’il puisse recevoir l’appel que Dieu lui adresse et y répondre à partir de lui-même et qui est offerte aussi à l’humanité entière pour que, grâce à l’Église et par elle, elle s’ouvre à l’action de l’Esprit-Saint et laisse ses biens être saisis pour monter vers Dieu en offrande. Cette vision suppose que l’Église elle-même soit toujours en acte de chercher à correspondre à ce qu’elle est. La nouveauté de Vatican II est d’exprimer nettement cette exigence.
L’Église n’est pas une réalité toute faite, une institution qui n’aurait qu’à s’efforcer de se perpétuer sans changement à travers le temps. Elle est au contraire avant tout un don reçu d’en haut, à recevoir toujours mieux à travers l’histoire, l’Esprit-Saint travaillant de l’intérieur le corps qu’est l’Église, suscitant des saints et des saintes, inspirant des initiatives nouvelles, faisant prendre conscience de champs d’action ou de mission inexplorés encore, pour que le don du Christ pénètre davantage l’humanité et y porte davantage de fruits. La communion du collège des évêques, tenue en un par le successeur de Pierre, garantit que telle action, telle entreprise, telle manière nouvelle de vivre s’inscrit dans le mouvement qui vient du Christ et qui remonte par lui vers le Père. Parce que l’Église est avant tout l’œuvre de Dieu et en un sens sa grande œuvre, parce qu’elle est l’humanité telle qu’il la veut et travaille à la faire pour l’éternité, c’est elle qui, au long de l’histoire, intègre les hommes pour les engendrer à la vie du Royaume et il ne suffit pas d’une vie d’homme ni de toutes les générations humaines pour en vivre pleinement et totalement ici-bas. Au long du temps l’Église ne se transforme pas tout à fait comme toute réalité prise dans l’histoire, soumise à toutes sortes de changements et de transformations, le temps usant toutes choses et des réalités nouvelles venant recouvrir les anciennes. Ses évolutions proviennent avant tout de la richesse de l’œuvre de Dieu acquise dans le Christ qui travaille de l’intérieur les hommes et les générations, les peuples et les nations et l’humanité entière, qui exerce sur chacun une bienheureuse pression pour qu’il s’ouvre davantage ou porte plus de fruits, suscitant une réponse plus ou moins ouverte ou un refus plus ou moins nettement déclaré et toute la gamme possible des demi-réponses, tant que dure ce monde.
Aussi voudrais-je, chers amis, attirer votre attention sur un aspect des textes du concile Vatican II qui ne me paraît pas suffisamment remarqué, leur aspect exhortatif. L’immense majorité des phrases qui composent les constitutions, décrets et déclarations relèvent de la description, parfois de l’affirmation. Mais certaines sont des exhortations ou bien méritent d’être entendues ainsi. Ainsi, pour prendre un exemple évident, dans le numéro de Lumen gentium consacré aux fidèles catholiques. La traduction française quasi-officielle des éditions du Centurion énonce : « Tous les fils de l’Église doivent d’ailleurs se souvenir que la grandeur de leur condition doit être rapportée non à leurs mérites, mais à une grâce spéciale du Christ », mais une traduction plus récente rend mieux le texte latin : « Que tous les fils de l’Église se souviennent que leur condition privilégiée doit être rapportée non à leur propres mérites mais à une grâce particulière du Christ ; s’ils n’y répondent pas par la pensée, la parole et les œuvres, loin d’être sauvés, ils seront jugés plus sévèrement » (Lumen gentium 14) [3]. Par exemple encore, à propos des évêques : « Que les évêques s’appliquent à leur charge apostolique comme de témoins du Christ devant les hommes, non seulement prenant soin de ceux qui suivent déjà le Prince des pasteurs, mais se consacrant aussi de tout cœur à ceux qui dévièrent en quelque manière du chemin de la vérité ou qui ignorent l’Évangile et la miséricorde salvatrice du Christ. Ainsi agiront-ils jusqu’au moment où tous enfin marcheront “en toute bonté, justice et vérité” (Ep 5, 9) » (Christus Dominus, 11).
Si Vatican II n’a pas été convoqué pour condamner une opinion ou redresser une erreur, il fait entendre cependant un formidable appel aux chrétiens de toutes les générations à venir : ce que Dieu leur donne d’être, ils ont chacun à l’être vraiment, étant chacun pour la part qui est la sienne mais tous cependant responsables que l’Église réponde à sa mission au long de l’histoire. C’est ce qui nous reste à voir maintenant.
Être d’Église, notre don et notre tâche
Ce que nous venons de voir ensemble, chers amis, doit nous convaincre d’une vérité essentielle, où je vois pour ma part le principal fruit du concile Vatican II : être chrétien ne saurait consister à faire le minimum nécessaire pour acquérir une certaine assurance de son salut personnel ; être chrétien, c’est avoir été choisi par Dieu pour porter la mission de l’Église en ce monde et s’en réjouir en tremblant. En s’intéressant à l’Église et en lui consacrant de nombreux textes sans pour autant avoir à lutter contre une hérésie particulière, le deuxième concile du Vatican s’adresse avant tout aux fidèles et il met sous les yeux des générations qui suivront, sous nos yeux donc, l’exigence que représente la grâce que nous avons reçue. Si être chrétien est avoir foi dans le Christ, ce n’est pas d’abord l’héritage d’une famille, d’un pays, d’une culture, c’est un choix de Dieu, le fruit d’une élection purement gracieuse, que rien en nous ne mérite. Ce choix sans doute s’exprime à travers bien des intermédiaires, ou plutôt bien des médiateurs, tous ceux qui nous ont permis de reconnaître la voix du Christ comme la voix de notre Pasteur, celle qui peut nous conduire sur les chemins de la vie. Cela veut dire aussitôt que ce choix nous intègre dans le Corps du Christ qui est l’Église. Il fait de nous, au-delà de nous-mêmes, des membres du Christ. Être chrétien, c’est donc être de l’Église, non pas comme on appartient à un club de privilégiés pour jouir de ses avantages, mais pour donner en elle et par elle un signe d’espérance à ceux qui ne connaissent pas encore la lumière du Sauveur et les aider à entendre l’appel de Dieu et à oser y répondre malgré leurs faiblesses qui sont aussi les nôtres, malgré leurs fautes même auxquelles les nôtres correspondent aussi. Nous avons la chance, la grâce, d’être dès ici-bas membres de l’Église, aptes à recevoir d’elle et à puiser en elles les richesses du Christ. Cette dignité nous oblige. Trois termes clefs des documents conciliaires peuvent nous aider à entrer dans ce que nous avons à faire aujourd’hui et demain : mission, communion et sacerdoce commun.
Lorsque nous entendons « mission » nous comprenons plus ou moins rapidement « mission à accomplir », « tâche à mener à bien ». Cela peut nous paraître écrasant. Mais « mission » avant tout veut dire « envoi ». Tandis que les conciles qui le précèdent se sont tous occupés de points précis de la compréhension du Christ et de son œuvre mis à mal par telle ou telle opinion ou pensée, le deuxième concile du Vatican a contemplé le mouvement de Dieu vers l’homme depuis son origine dans le dessein mystérieux de Dieu jusqu’à sa conclusion dans le Royaume. Cette ampleur de vision se traduit par l’attention à l’envoi du Fils par le Père, Fils qui à son tour envoie l’Esprit et, dans l’Esprit, ses Apôtres qui se donnent des successeurs qu’ils envoient poursuivre leur mission en ce monde. L’Église est envoyée comme le Christ est envoyé et envoie l’Esprit pour que tous ceux que Dieu y appelle puissent avoir part à la vie pleine de Dieu, ce que nous appelons la Trinité : cette perspective trinitaire est la clef de la sacramentalité de l’Église. Celle-ci est intimement liée au fait de sa mission, de son envoi : l’Église est, dans la Trinité, constamment en acte d’aller vers ce monde pour y proclamer la Bonne nouvelle et engendrer ceux qui lui sont donnés à la vie de Dieu. C’est pourquoi sa visibilité est toujours dépassée par ce qu’elle a d’invisible, ce qui est caché en Dieu et pas encore advenu mais qui viendra par la puissance que Dieu a déployée dans le Christ. Quel que soit l’état de l’Église à un moment donné du temps, elle a davantage encore à donner et à montrer.
Mais si l’Église n’existe qu’ainsi, comme envoyée, alors, pour chacun de nous, être chrétien, être du Christ, c’est être envoyé en ce monde. La mission n’est pas l’affaire de quelques spécialistes, pas même de quelques élus même si elle prend des formes extrêmement variées. Le monde n’est par conséquent pas seulement une réalité hostile dont il faut se garder, il est le lieu où Dieu nous envoie, tous et chacun. Le chrétien se caractérise par la conscience que sa vie avec ses conditionnements concrets : pour chacun, l’époque où il vit, ses appartenances familiales, nationales, culturelles, religieuses, ses capacités personnelles, ses impossibilités, ses qualités et ses défauts, est prise dans l’envoi que le Christ fait de ceux qu’il a appelés pour être ses disciples. Voilà, chers amis, un changement de mentalité dans lequel nous avons à progresser. Nous ne sommes pas seulement en ce monde avec des choses à faire auxquelles s’ajoutent notre foi et les actes d’espérance et de charité qu’elle exige de nous. Ce qui se présente à nous de devoirs, d’activités, de choix, de souffrances, de projets enthousiasmants, d’inquiétudes, tout cela et bien d’autres choses, en dessinant notre place en ce monde, trace les contours de notre envoi : nous sommes envoyés vivre cela, non pas pour nous-mêmes, non pas pour nous faire une place au soleil, non pas même seulement pour essayer d’éviter les péchés mortels et nous préparer pour la vie éternelle, mais pour rendre présent le Christ avec son Église là où nous sommes, c’est-à-dire le Christ et la fécondité de ce qu’il nous donne.
Que nous soyons envoyés, tous et chacun, est la clef de notre communion. Le synode extraordinaire convoqué pour les 20 ans de la clôture du Concile avait retenu ce thème pour principe unifiant. Dans le discours pastoral courant revient souvent l’affirmation qu’« on n’est pas chrétien tout seul » ou qu’« un chrétien isolé est un chrétien mort ». Tout cela est vrai. Mais plus vrai encore est qu’on n’est pas chrétien pour soi seul. Nous sommes chrétiens parce que nous sommes portés par d’autres et en portant les autres. Nous sommes chrétiens portés par l’Église entière, celle de la terre avec sa structure et ses médiations et celle du ciel, les saints, les bons anges et la Vierge Marie, et portant l’Église entière. Tout ce que nous vivons et subissons, les tentations que nous affrontons, le combat spirituel que nous menons, ce que nous construisons et ce que nous défaisons, tout cela sert si nous le vivons bien à l’Église entière, à l’œuvre de Dieu en ce monde et pour ce monde. Il nous faut aimer cette communion, et ce n’est pas toujours si facile. Il nous faut consentir à être ainsi liés les uns aux autres. Mais pas plus que le Christ n’a envoyé ses Apôtres un par un, ni même ne les a appelés un par un mais souvent deux par deux et pour être douze, chiffre de plénitude, nous ne sommes envoyés seuls, perdus en ce monde ou livrés à notre manière propre d’être et de comprendre. Ce que nous entreprenons, notre manière de vivre, nos choix de quelque ordre qu’ils soient, tout ce qui vient de nous n’a sa pleine valeur devant Dieu et pour l’éternité que si cela s’inscrit dans la communion concrète de l’Église.
Or, chers amis, à cette communion, le Christ Seigneur n’a pas donné de forme plus englobante et plus solide ici-bas que la communion du collège épiscopal, de ces hommes de valeur variable, forcément, qui d’une façon ou d’une autre se sont trouvés appelés à participer à la succession apostolique. Cette communion-là ne se réalise pas essentiellement par des réunions ou l’usage des moyens de communication, même s’il est utile et nécessaire de profiter des possibilités qu’elles offrent et de toutes les médiations humaines possibles. La communion de l’Église est forcément hiérarchique, elle vient d’en haut parce qu’elle tient par le Christ et son Esprit-Saint qui nous est donné et qui répand en nous la charité jusqu’à ce qu’elle devienne nôtre. Les évêques doivent apprendre à se réjouir que leur communion soit comme anticipée dans la parole du successeur de Pierre, ce qui ne les prive pas du droit de faire connaître leur avis au moment opportun, bien au contraire. Que saint Pierre et saint Paul nous servent de modèles à jamais ! Chaque évêque en son diocèse n’est pas le délégué du pape, mais l’envoyé du Christ Jésus lui-même, comme chaque prêtre ou diacre dans la part de mission qui lui est confiée, et c’est pour cela précisément qu’aucune initiative comme aucune autorité ne peuvent être fécondes totalement si elles ne conduisent pas vers une union des cœurs plus forte et plus confiante. Les fidèles laïcs dans les différents domaines de leur existence déploient leur liberté chrétienne à partir du Christ et de l’Esprit qui font en eux leur demeure, mais dans tous les domaines ils doivent accepter que leur comportement corresponde à la figure que ceux à qui il appartient de le déterminer veulent pour l’Église à ce moment-là. Il nous faut à tous accepter cela et aimer cette situation.. Il nous faut supporter les déterminations concrètes de ceux qui nous sont donnés pour chefs, leurs lenteurs, leurs inquiétudes, leurs incompréhensions, et eux doivent accepter et aimer que l’Esprit-Saint travaille dans l’Église hors de leur contrôle mais pour tout amener par eux vers sa perfection. C’est la condition pour que nos actions à tous et nos vies s’ajoutent sans réserve au vaste ensemble des richesses que le Christ Époux offre à son Épouse et qu’il lui donne de présenter avec lui pour la gloire du Père.
Une des innovations de Vatican II a été de définir le sacerdoce commun des fidèles. Dans le monde catholique cette réalité était connue, tout simplement parce qu’elle est proclamée déjà par saint Pierre et saint Paul mais elle était traitée avec précaution pour éviter toute interprétation luthérienne ou calviniste. Mais voilà sans doute la réalité dont nous avons tous à nous imprégner, que nous devons tous tâcher de comprendre et de mettre en œuvre. Le sacerdoce est pour l’action, il signifie la capacité d’offrir à Dieu quelque chose qui puisse lui plaire. Les baptisés sont équipés, si l’on peut ainsi parler, pour faire de leur vie une offrande digne de Dieu, à la gloire et la louange de Dieu le Père. Le sacerdoce commun désigne la capacité de faire de toute action, pas seulement dans le domaine religieux mais dans tous les domaines de la vie, un acte d’action de grâce et de louange qui nous met en communion avec Dieu créateur et rédempteur. Ce sacerdoce est commun, c’est-à-dire partagé par tous, quel que soit leur état ou quelle que soit leur fonction dans l’Église, en tant que baptisés et confirmés. Il ne peut être mis en œuvre que parce qu’il y a dans l’Église un sacerdoce ministériel : c’est par et dans le Christ Jésus en effet et en lui seulement que nous pouvons faire de nos actes une offrande qui plaise à Dieu. C’est parce que l’Église peut célébrer le sacrifice eucharistique, sacrifice du Christ Tête qui s’associe l’Église, son Corps et son Épouse, sacrifice toujours accepté par le Père qui envoie l’Esprit en retour sur nous tous, que nous pouvons oser vivre en envoyés du Christ dans ce monde et tâcher de faire de chacun de nos actes un sacrifice spirituel. Tel est le sens de la messe dominicale, essentielle à la vie de l’Église, essentielle à la vie de chacun de nous pour que notre vie soit ce qu’elle peut être : une offrande « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ».
Cette notion de sacerdoce commun me paraît essentielle pour comprendre et mettre en œuvre ce que l’Église, par le second concile du Vatican, fixe comme tâche à tous ses enfants. Elle unifie pour chacun de nous les différents thèmes que nous avons parcourus ensemble. Elle indique ce que tous les baptisés ont de toujours eu à apprendre au long de leur vie terrestre mais que nous apprenons tout spécialement au moment de l’histoire où nous sommes. Nous vivons dans un monde où il est possible d’être athée, où croire en Dieu est une option et, comme le dit très bien un philosophe canadien, pas l’option la plus probable [4]. Cela veut dire que, s’il est très facile en notre monde présent de se passer de l’idée de Dieu ou de divin, croire en Dieu est possible mais demande un choix qui se traduit lui-même dans une multiplicité de choix au quotidien. En termes chrétiens, nous pouvons comprendre notre situation ainsi : si nos avons la grâce de croire en Dieu et en Jésus-Christ, son Fils et notre Sauveur, nous recevons aussi la charge de vivre sacerdotalement, c’est-à-dire au nom de tous les autres. Nous partageons les espoirs de tous les hommes, nous sommes engagés, - et les laïcs au premier chef -, dans la construction d’un monde juste, prospère, sûr, pour tous, nous affrontons les mêmes tentations que tous les autres hommes, - tentations de l’orgueil et du désespoir, tentations des concupiscences en tout genre, tentations du pouvoir et de l’argent et du plaisir, mais nous le faisons non pas pour nous seulement mais, dans la lumière du Christ, poussés par son Esprit, aussi pour ramener vers le Christ toutes les réalités humaines et faire monter au nom de tous l’activité humaine en action de grâce et en louange vers Dieu le Père, le Créateur. Car, à travers nos efforts, nos réussites et nos échecs, notre constat d’impuissance et nos quelques succès, nous découvrons que la plénitude que Dieu nous promet est plus grande, plus large, plus vivante, plus belle encore que tout ce que nous nous procurons par nous-mêmes.
La conscience de notre dignité sacerdotale de baptisés et confirmés augmente en quelque sorte la responsabilité de nos actes. Cela peut expliquer le développement que la doctrine morale a connu après le Concile et, notamment, je voudrais le dire d’un mot, la morale conjugale. Car c’est même dans le plus charnel et, osons-le dire, le plus pulsionnel qu’il y a en nous que nous pouvons faire entrer l’Esprit de Dieu, la charité sainte. Chaque acte conjugal peut devenir une louange adressée à Celui qui nous promet la résurrection de la chair. Ce que la constitution pastorale Gaudium et Spes développe concernant le mariage et la famille, la culture, la réalité politique et la paix, ouvre l’éventail des engagements des hommes et donc des chrétiens en ce monde et indique les voies par lesquelles les chrétiens peuvent nourrir leur sacerdoce de toutes ces réalités. L’immense service que l’Église rend aux autres hommes est de rendre visible la qualité, la beauté et la bonté pour lesquelles est faite notre existence humaine. Ce n’es pas seulement à cause des souffrances, des injustices, des violences, des cruautés de la vie terrestre que les hommes s’ouvrent à l’appel de Dieu, mais aussi par la découverte de la grandeur qui leur est ouverte et à laquelle ils se découvrent aspirer et par le constat, amer parce que c’est celui du péché, réjouissant parce qu’il est le fait de l’amour, que cette grandeur ne peut être atteinte que par un don meilleur reçu d’en haut, qu’en étant intégrés dans l’intensité de la vie trinitaire.
Chers amis, le concile Vatican II n’a pas cherché à tout dire de l’Église. Il en dit suffisamment pour permettre à l’Église de vivre dans les siècles à venir, pour qu’elle affronte les défis d’un monde nouveau avec foi et espérance. La conscience que l’Église a prise d’elle-même grâce à ce concile est le fruit de l’expérience des siècles, des siècles de vie chrétienne, de sainteté vécue de tant de manières, de mission portée avec tant de zèle pour Dieu et d’amour du prochain, et aussi des siècles d’histoire de l’humanité où l’Église Épouse s’émerveille de reconnaître la trace de son Seigneur en même temps qu’elle souffre de la force du refus qui peut lui être opposé, et plus encore lorsqu’il vient de son sein à elle. Ce que le concile Vatican II a enseigné met l’Église en situation de laisser briller la lumière du Christ, la seule lumière qui importe. Cela dit notre responsabilité et notre grâce à chacun : laisser cette lumière briller en nous et par nous, en consentant que le feu de l’Esprit-Saint brûle en nous ce qui doit l’être. Dans un monde qui pourrait se passer de Dieu ou du divin, dans une humanité qui pourrait se fixer ses propres objectifs et se procurer les moyens de les atteindre, - qui pourrait s’imaginer le faire en tout cas -, au service d’hommes et de femmes surtout qui pourraient si facilement renoncer à chercher et même à désirer et même à accepter mieux que ce que l’organisation de l’humanité leur promet, il est formidable de pouvoir témoigner de la fidélité de Dieu.
Un des moments cruciaux du concile Vatican II fut le vote par lequel les Pères décidèrent de renoncer à consacrer un document à la Vierge Marie et choisirent d’en intégrer la matière dans la constitution sur l’Église. Beaucoup pleurèrent ce jour-là. Pourtant le chapitre VIII de Lumen gentium est un beau chapitre. Il montre en Marie, l’humble vierge de Nazareth, la Fille de Sion, notre espérance à tous. L’Église a une structure précise qui marque son origine dans la volonté divine et la source de la vie qu’elle donne. Elle est une communion qui naît de la charité de Dieu répandue dans tous les cœurs. Mais elle est avant tout un sujet personnel, l’œuvre pleinement réussie de Dieu, une Mère qui nous enfante à la liberté dans l’Esprit-Saint, celle en qui chacun se trouve dilaté à la mesure de la totalité voulue par Dieu, l’Épouse qui fait sans fin la joie de son Époux.
[1] Voir Acta ; Henri de Lubac, Carnets du Concile, t. I, p. 483. Voir aussi du même « Concile, nouveau printemps de l’Église », « Regards sur le Concile » et « Le sens de Lumen gentium », dans : Paradoxe et mystère de l’Église suivi de L’Église dans la crise actuelle, Œuvres complètes, t. IX, Paris, Éditions du Cerf, 2010, respectivement p. 293, 297, 306.
[2] Communiqué du 25 janvier 1959, Osservatore Romano du 26-27 janvier 1959. (voir Henri de Lubac, Carnets du concile, t. II, « Repères chronologiques », p. 517).
[3] Concile œcuménique Vatican II, Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Éditions du Centurion, 1967, p. 36 ; Heinrich Denziger, Symboles et définitions de la foi catholique, édité par Peter Hünermann pour l’édition originale et par Joseph Hoffmann pour l’édition française, Paris, Éditions du Cerf, 2005, p. 1964.
[4] Charles Taylor, Le Monde séculier, trad.fr., Paris, Éditions du Seuil, 2011.