Dans un recoin de ce monde
Sunao Katabuchi
Sunao Katabuchi, 2017. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Des paravents sur un abîme
Tiré d’un manga éponyme, Dans un recoin de ce monde est une œuvre apparemment modeste. Mais, de même que le titre suggère que le monde peut être vu à partir de l’un de ses recoins, la chronique toute simple de la vie d’une jeune femme d’Hiroshima dans les années 30 et 40 nous ouvre de véritables abîmes de contemplation : sur l’histoire, la guerre, le Japon, voire sur l’âme humaine.
L’histoire est linéaire : nous suivons le destin de Suzu, née en 1926 à Hiroshima et que nous découvrons encore enfant. D’une famille modeste, elle devra quitter les siens à dix-huit ans, à l’occasion d’un mariage arrangé, pour s’établir à Kure, base navale et militaire d’Hiroshima. Non que la distance soit grande, mais, d’un recoin à l’autre, tout change du jour au lendemain. Nous assistons alors à la façon dont elle s’acclimate peu à peu, avec courage et persévérance, à son nouveau cadre et à sa nouvelle famille : ses beaux-parents vieillissants, son jeune mari aimant et délicat, sa belle-sœur divorcée et irascible. Lorsque la guerre éclate, la vie devient plus rude et les privations vont croissant, jusqu’au jour où la violence du monde rejoint le petit coin de terre et sa nature idyllique : Kure sera bombardée, puis Hiroshima… Suzu n’en sortira indemne ni physiquement ni moralement, mais devra continuer de vivre.
À vrai dire, notre héroïne cherche continuellement sa place, même si celle-ci semble fixée d’avance. Elle a un vrai don de dessinatrice, particulièrement inutile dans son milieu (au point que quand une de ses œuvres suscite l’admiration elle la fait passer pour celle d’un autre) mais qui l’aide à renouveler sans cesse sa capacité de contemplation ; sa maladresse dans les choses pratiques suscite l’ironie, quand bien même elle s’y attelle avec persévérance ; sa grande naïveté quant aux réalités du monde va de pair avec un courage indomptable ; et son apparente inadaptation aux cadres dans lesquels elle évolue lui permet de se glisser dans tous les contextes en les renouvelant, fût-ce au prix du sacrifice de soi [1].
Les paradoxes qui jalonnent la trame très simple du récit se redoublent, pour le spectateur occidental, de nombreuses énigmes. Rien n’est expliqué, si bien que les références à la mythologie japonaise (cf. le « compagnon de la passerelle » en début et en fin de film), à sa sociologie (cf. le quartier des geishas que traverse un jour Suzu) ou même aux subtilités de ses codes artistiques (cf. les nuages, toujours vus du bas pour exprimer l’absence de liberté, ou le dessin des traits avec la main gauche quand l’héroïne ne peut plus dessiner) pourront en désorienter (ou échapper à) plus d’un. Les dates s’accumulent, avec des allusions plus ou moins perceptibles, panneaux et paravents s’enchaînent selon l’esthétique des mangas, au risque d’une impression de répétition.
Pourtant le film, et c’est là sans doute son plus grand intérêt, parvient, dans un effet de miroir avec son héroïne, à nous faire entrer dans un univers a priori totalement différent du nôtre au point que nous en épousons le rythme quotidien. La fraîcheur du dessin, d’une simplicité assumée [2], y est pour beaucoup. Elle permet de se trouver de plain-pied tant avec les joies quotidiennes qu’avec les événements les plus dramatiques, les bombardements par exemple.
À travers cette vie si humble, d’une infinie richesse et pourtant ignorée, les interrogations fondamentales surgissent : à quoi bon une telle complexité sociale si elle aboutit à méconnaître les dons personnels ? La juxtaposition de la bonne conscience paysanne et de l’agressivité militaire résulte-t-elle d’un système pervers ou manifeste-t-elle que la tradition peut humaniser même nos pulsions les plus destructrices ? L’émerveillement devant la nature conduit-il à une impasse ou donne-t-il l’intuition d’une transcendance [3] ? Quoique lestées du poids de la mauvaise conscience nippone [4], ces questions sont d’abord profondément humaines. Le film donne de ressentir à la fois comment les Japonais ne peuvent se réduire à des Occidentaux mus par un logiciel particulier et comment la profondeur de leur histoire enrichit notre humanité commune.
En d’autres termes, Dans un recoin de ce monde témoigne de réalités dont ni les chiffres ni les idées générales ne peuvent rendre compte, mais auxquelles seul l’art donne accès de façon si immédiate. Trop peu remarqué à sa sortie, il montre que, même après le retrait des fondateurs des studios Ghibli, l’animation japonaise a encore bien des choses à nous dire.
Denis DUPONT-FAUVILLE
13 octobre 2017
[1] Que ce sacrifice soit volontaire (cf. sa renonciation à son amour de jeunesse une fois son mariage conclu) ou simplement consentement à des circonstances particulièrement brutales (cf. son évolution après son accident).
[2] Même si Sunao Katabuchi, le réalisateur, a travaillé avec Miyazaki, il n’en a pas le côté spectaculaire ; son style, ici, ce rapproche davantage du Isao Takahata du Tombeau des lucioles, dont il a aussi été le collaborateur. On songe également à Ozu dans la mise en scène des conversations familiales.
[3] Elle-même paradoxale, qu’elle prenne la forme de la patrie, de la poésie du monde ou de monstres populaires. Sans qu’on puisse nommer Dieu, il ne suffit pourtant pas de cultiver notre jardin.
[4] Cf. par exemple le contraste « excessif » entre la douceur rurale et la réalité militaire. De même, le choc du discours d’abdication de l’empereur Hiro Hito à la radio est rendu avec une rare intensité.