Fuocoammare
Gianfranco Rosi
Gianfranco Rosi, 2016. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Critique parue dans Communio “Le Temps d’en finir”, 2017-1.
Samuele, un gamin de 13 ans, vit à Lampedusa, minuscule îlot au sud de la Sicile. Il a les préoccupations d’un garçon de son âge : voir ses amis, chasser les oiseaux, devenir autonome, grandir. Avec un langage fruste, entouré de gens rudes, il erre sur son caillou d’île, arpentant le port, observant l’horizon, fabriquant des frondes, s’essayant à l’anglais.
La caméra bienveillante de Gianfranco Rosi, discrète, le suit en prenant le temps nécessaire. Tout se passe lentement, nul instant n’est perdu. Un enfant d’homme grandit, apprenant à maîtriser un espace où chaque arpent est mesuré, cerné par la mer immense.
Progressivement, nous découvrons cette mer, sans cesse mise à distance et pourtant omniprésente. Les hommes en parlent, certains ont vécu dessus, c’était leur lot, mais cette vie n’était pas humaine. La mer reflète le ciel, la mer recouvre des abîmes, la mer fournit la nourriture ; elle est crainte, racontée, explorée, écoutée, redoutée. Elle fait partie de la vie mais peut apporter la mort. La mer donne le mal de mer, que seul un bon repas aux fruits de mer permettra d’oublier.
Et puis, sur cette mer, d’autres forces apparaissent : des antennes la scrutent, des hélicoptères la survolent, des vaisseaux de guerre la parcourent. De temps en temps, au hasard des ondes radios, des appels de détresse s’élèvent dans la nuit, que la houle ne parvient pas à recouvrir ; des canots affleurent sur l’horizon, des corps émergent, certains vivants d’autres morts ; les cris qui transperçaient la nuit deviennent des visages. Des visages muets, aux joues creusées de larmes, aux fronts chagrins et fiers.
Entre le regard du petit paysan sicilien et ceux des migrants africains, quels échanges possibles ? Tous sont rivés vers la mer, chacun a son histoire, aucun n’est très bavard. Les deux univers sont ainsi montrés, montés en parallèle. Jamais les yeux de Samuele ne croiseront ceux de ces femmes martyrisées ou de ces adolescents brûlés par le mélange d’eau de mer et de carburant qui les a dévorés au fond de cales insalubres.
Un seul personnage se tiendra, successivement, face à l’un et aux autres. Il s’agit du médecin du village, qui accompagne les patrouilles en mer ou « expertise », le cas échéant, les arrivants et les cadavres. En deux séquences bouleversantes, là encore prétendument parallèles, nous le verrons successivement expliquer à l’enfant comment son « œil paresseux » doit être réveillé en obligeant l’autre à se fermer, puis raconter au cinéaste comment, malgré l’aspect terriblement routinier de sa tâche, il ne s’habituera jamais aux procédures à effectuer avant l’inhumation des femmes et enfants victimes de la traversée.
En réalité, ce sont nos yeux qui s’ouvrent. Qui font effort pour ne pas être paresseux. Pour ne pas réduire ces migrants à des chiffres, pour arriver à regarder chacun, pour essayer d’entendre ce qu’ils ne parviennent plus à dire. Quelques mots de français, quelques phrases d’anglais… Quel regard peut les redresser, quelle parole peut les intégrer ?
Bien trop avisé pour nous submerger d’images « fortes » ou nous culpabiliser par d’incessantes statistiques, Rosi se contente de montrer, en un espace si réduit, des réalités si contradictoires et pourtant livrées les unes aux autres. Celles des habitants de Lampedusa et des migrants, bien sûr ; mais aussi celles des détresses individuelles et des prières collectives, celles des hurlements de détresse et des dédicaces pour les chansons, celles des matches de foot et des grillages de protection, celles des regards fixes et des coups de téléphone volubiles, des femmes voilées et des hommes battus, des officiers de marine et des anciens esclaves, des douches de désinfection et des coquetteries vestimentaires [1]…
Peu à peu, ces incohérences s’imposent comme éléments d’une réalité unique. La contemplation du cinéaste éduque notre regard. Les cadrages multiplient les analogies, les scènes se répondent. Les rayons des lampes-torches d’adolescents en chasse vibrent de la même lumière que les faisceaux des navires de secours. La respiration d’un gamin sur un balcon fait écho à celles de miséreux accrochés à des bastingages. Rien n’est souligné, tout est suggéré. À chacun de devenir intelligent.
Dans ce réseau de questions et de correspondances, quelques scènes s’imposent, inoubliables. Souvent des scènes d’intimité, où les vivants sont reliés aux morts. Ainsi de cette grand-mère italienne faisant lentement sa chambre le matin avant de commencer sa journée en embrassant successivement les statues de la Sainte Vierge et de Padre Pio. Ainsi de l’extraordinaire séquence où des Africains, se retrouvant en groupe après les divers contrôles, sortent de leur mutisme sur un mode choral, pour improviser une poignante mélopée où la mémoire des martyrs et l’imploration des vivants scande le récit de leurs avancées. Ainsi aussi de la même doyenne cuisinant avec effort le repas de sa famille tout en écoutant à la radio, avec un soupir, le récit des naufrages du jour.
À la fin, l’enfant qui, presque borgne, voulait être le meilleur chasseur contemple de ses deux yeux l’oiseau tant convoité, pour le laisser s’envoler. Les migrants qui ont bravé la mort repartent pour un monde inconnu. Chacun demeure à regarder le ciel, avec ses propres phantasmes à affronter, qu’il s’agisse de rêves de paradis ou d’avions de chasse imaginaires. Pour nous, qui aurons séjourné près de deux heures dans cet univers improbable, sur cet enclos où l’Europe aboutit et où débarque l’Afrique, vers où repartons-nous ?
Ours d’or du dernier festival de Berlin [2], où il a bouleversé le public dès le premier jour de projection, Fuocoammare est sorti à Paris de façon presque confidentielle, les récompenses reçues ne compensant guère son statut de « film exigeant sur un sujet douloureux ». C’est pourtant l’honneur du cinéma que de pouvoir entraîner ses spectateurs dans de telles méditations qui, sans prétendre imposer une solution, convoquent notre discernement. Pour un chrétien, l’impératif se redouble : la première sortie du pape François hors du Vatican fut pour Lampedusa, pour crier à l’Europe que là se jouait une grande partie de notre dignité et de notre avenir.
« Quelle est votre position ? Combien de personnes à bord ? Quel type de bateau ? ». Ces premières phrases du film, adressées dans la nuit, en anglais, à un esquif repéré par chance à la radio, ne s’adressent pas qu’aux Africains miraculés mais, en réalité, à chacun des spectateurs du film et à tous les protagonistes du drame. À nous de voir et d’écouter ce qui s’offre à notre regard et à notre audition ; à nous de réfléchir, loin des slogans faciles, à ce que ces voisins nous disent de nous-mêmes.
Denis DUPONT-FAUVILLE
18 octobre 2016.
[1] Le titre du film lui-même renvoie à une chanson de l’île, « La mer en feu », composée par les pêcheurs après les combats navals de la guerre, et renvoie à un spectacle que les « esprits habitués » pourraient juger impossible.
[2] La présidente du jury, Meryl Streep, après avoir remis cette récompense inattendue, aurait confié à la productrice du film que, selon elle, Fuocoammare méritait un Oscar et qu’elle ferait tout pour que les États-Unis le voient.