Histoire de Judas

Rabah Ameur-Zaïmeche

Rabah Ameur-Zaïmeche, 2015. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Axiome numéro 1 : Judas est le gentil ; c’est lui, bien sûr, qui a souffert pour Jésus. Axiome numéro 2 : les évangiles racontent n’importe quoi : c’est normal, ils sont partisans. Il importe donc au réalisateur, muni de ses convictions et de sa grâce propres, de restituer la vérité et au passage d’expliquer la falsification.

Muni de ces deux axiomes, le film commence. Les premières images disent tout : c’est d’abord Judas qui porte Jésus (sur son dos) ; puis c’est Jésus qui porte un ânon (dans ses bras) ; puis Barabbas intervient, sous le nom de Carabas, simple d’esprit à l’étrange allure (de Carabosse ?) qui fait l’amusement des enfants... Les scènes de l’Évangile sont là, mais retournées, subverties, inversées.

Dès lors, les séquences se déroulent, non sans une certaine beauté esthétique, due à la fois à l’économie de moyens et à la sobriété de la mise en scène. Le clair-obscur rappelle parfois le Caravage, mais la référence qui domine formellement est le Pasolini de L’Évangile selon saint Matthieu : même type de jeu des acteurs, même recherche d’une transposition dans une humanité proche de la nôtre.

Sous une apparente simplicité, l’art de déconstruction du récit évangélique est manié avec une grande virtuosité. Il faudrait commenter scène par scène. Contentons-nous de quelques notations. D’abord le soin avec lequel, au-delà de quelques éléments de décor (ménorah, talit) toute référence aux croyances juives est systématiquement évitée : ni le mot “Pâque” ni les commandements [1] ne sont ainsi énoncés. Quant au Christ, il est réduit à un maître éthéré, dépassé par ses propres pouvoirs et trop préoccupé par une démarche de type gnostique pour échapper au sort que la générosité de Judas, prêt à donner sa vie pour lui (!), voudrait lui éviter.

Cette démarche « d’inversion » finit par se retourner contre elle-même, en aboutissant à une série de paradoxes insoutenables, à la fois sur la forme et sur le fond. Retenons-en deux. La scène de purification du Temple par exemple, une fois acceptée la convention qui ne prétend pas reconstituer la majesté de l’édifice historique, fait éclater la contradiction formelle entre le prétendu souci du détail matériel et la négation de la lettre des évangiles. Alors que déjà les Pères de l’Église remarquaient que le Christ, lorsqu’il renverse les tables des changeurs, prend soin de dire aux marchands de colombes de retirer eux-mêmes leurs cages pour ne pas les léser, nous assistons ici au bris systématique de ces cages par les disciples déchaînés, pour aboutir à un plan de l’amoncellement des débris, fort beau mais d’autant plus vide qu’il ne symbolise aucun contenu autre qu’idéologique (« libérons-nous de nos chaînes » !).

Sur le fond, alors que la réalisation se veut une ode à la fraternité et à la tolérance, les parti-pris et les exclusions sont sans appel. Le bon Judas mourra assassiné par un Juif qui, dans son “délire”, prétend noter par écrit les paroles du rabbi et dont il vient de brûler les manuscrits avec l’accord tacite de Jésus (« ce que tu as à faire, fais-le vite » !). Le dialogue avec Pilate met en exergue la contradiction entre le souci du vivre ensemble, porté par un gouverneur d’abord auréolé par une mosaïque mais rapidement entraîné par les exigences de l’impérialisme, et l’irresponsabilité narcissique de celui qui veut porter jusqu’au bout un message religieux en confondant la vérité avec ses dons de thaumaturge.

Au bout du compte, le critique ne peut éviter de se poser la question du public susceptible de se retrouver dans un tel amoncellement de parti-pris. Il nous semble recouvrir au moins deux catégories. D’abord ceux qui sont persuadés que les Juifs sont des fanatiques, les chrétiens des falsificateurs, l’Occident une force d’oppression et surtout que les seules paroles dignes d’être notées comme venant de Dieu sont celles qui seraient dictées par Dieu lui-même. Nous sommes loin, ici, d’un message qui déborderait les communautés particulières. Ensuite ceux qui ont le souci d’un espace public où tout propos religieux serait relativisé, ramené à l’expression risible de projections plus ou moins conscientes et toujours immatures. Là encore, “l’actualité” d’une telle position est évidente, mais suffit-elle à fonder une réflexion ?

De ce point de vue, la dernière image est d’une extraordinaire ambiguïté. En dehors même du fait qu’elle cite d’autres films consacrés au Christ, elle devrait satisfaire les chrétiens, puisque Jésus y marche près des eaux du Jourdain après son exécution. Mais si nous restons dans la logique du film, la Passion n’a pas été montrée et il est impossible de savoir si le tombeau a jamais accueilli le Christ. Dès lors, deux solutions possibles seulement : soit l’exécution a été un simulacre et les Romains ont acquis la tranquillité par ce subterfuge, soit, si ce qui a été raconté est fiable, il ne s’agit que d’une illusion. Dans les deux cas, le christianisme est un beau rêve et Jésus, au mieux, une référence “humaniste”. En ce sens, il est proprement stupéfiant que le film ait reçu le prix du jury œcuménique du festival de Berlin. S’il n’est pas interdit aux chrétiens de prier pour Judas, il est impossible de saluer en lui le vrai fidèle de Jésus-Christ : ce film en constitue paradoxalement, de par ses propres contradictions, une preuve supplémentaire.

Denis DUPONT-FAUVILLE
2 avril 2015

[1Ce qui est d’autant plus stupéfiant que le film nous montre le dernier repas du Christ avec les disciples, repas pascal, ou encore la scène de la femme adultère, réduite ici à une séquence pleine de sensualité dont le sens, donné par la phrase du Christ « Va et ne pèche plus », est omis.

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