Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger lors de la messe pour la paix et la réconciliation en mémoire des sept moines de Tibhirine
Notre-Dame de Paris – 29 mai 1996
« C’est bien le Seigneur qui accomplit ce qu’il a promis et qui, invisiblement, donne le témoignage, le “martyre” qui fait reconnaître la puissance de l’amour qu’il destine au salut du monde. »
Mercredi 8e sem. TO (paire)
1 P 1, 18-26 ; Ps 147 ; Mc 10, 32-45.
Transcription non revue par le cardinal Jean-Marie Lustiger.
Mot d’ouverture
Frères et sœurs,
Nous devions nous réunir ce soir avec tous ceux qui partagent l’enseignement et la recherche de l’École Cathédrale. Et voici que cette Eucharistie nous donne cette page d’Évangile vivante qu’est le témoignage de nos sept frères trappistes d’Algérie, de Tibhirine qui ont manifesté dans leur vie et dans leur mort le mystère du Christ en qui nous sommes plongés. Leur silence dans le Vendredi saint est devenu une parole qui touche nos cœurs. Puisse-t-elle nous ouvrir à la miséricorde du Seigneur et nous faire découvrir dans notre péché notre peu d’amour, notre trop pauvre amour, notre refus d’aimer.
Et que le Seigneur en nous accordant le pardon, nous accorde cette grâce de vivre selon l’amour qu’il nous donne. Faisons silence et mettons-nous sous son regard.
Homélie
Les apôtres ne comprennent pas ce que Jésus leur dit. Parfois, nous nous étonnons de leur incompréhension, sans nous rendre compte que nous aussi nous ne le comprenons pas ! Car il ne faut rien d’autre que toute la puissance de l’amour que le Christ nous donne en nous donnant la puissance de l’Esprit pour enfin comprendre pourquoi « il faut que le Messie souffre pour entrer dans sa gloire. »
De même que nous ne comprenons pas – ou si mal – pourquoi le Seigneur nous appelle à le suivre pour, à notre tour, entrer dans ce même mystère. Cela nous reste le plus souvent aussi obscur qu’est obscur le mal, la souffrance et le mystère de la Croix.
Pourtant le Christ, qui ne nous cache rien de cette obscurité dans laquelle nous allons entrer, nous montre en même temps une lumière qui nous permet comme de l’entrevoir et d’espérer la comprendre. Déjà, au moment où nous répondons à son appel, il nous donne quelque chose de cette joie qu’il a promise. Déjà lorsque nous marchons derrière lui – car il est toujours en tête –, même lorsque nous sommes effrayés, tentés de l’abandonner, cependant nous le suivons. Et nous savons que sa grâce est assez puissante pour que même l’ultime repentir, l’ultime hésitation ne suffisent pas à nous faire dévier de ses pas, puisque son pardon sans cesse nous y ramène.
Voilà la paradoxale condition du disciple de Jésus.
Nos sept frères ont répondu à cet appel dans la consécration priante de toute leur vie, dans l’humble travail quotidien et la louange de sa gloire, dans cette vie où l’amour fraternel doit arriver à épuiser tout ce qui en nous s’y oppose – agressivité, méchanceté, égoïsme – ; lutte incessante de l’amour, usure quotidienne de l’amour, épreuve jour après jour de l’amour que ne peut nourrir que la foi, que seule la foi peut nourrir et qui fonde notre espérance.
Ils savaient qu’ils recevraient cette grâce de comprendre en ce monde – Comment ? Aucun de nous ne peut le dire. Sous quelle forme et à quel moment ? Personne ne le sait –, de comprendre enfin pourquoi « il fallait que le Christ souffrît pour entrer dans sa gloire ». Ils en ont reçu la grâce, à coup sûr, au moment où, offrant leur vie, ils ont partagé la Passion du Seigneur Jésus au Vendredi saint pour entrer avec lui dans le Royaume, « boire avec lui la coupe du salut », « être baptisés du baptême dont il est baptisé ».
Et ainsi, mystérieusement, comme signe donné à notre foi, nous voyons dans le silence de leur vie retentir la parole puissante de l’Évangile. Et nous en avons la preuve comme déconcertante en ces quelques jours : ils ont vécu ignorés, sauf de quelques amis et proches, sauf de quelques frères et sœurs croyant dans le Christ ; ils ont été pris dans une relative indifférence du monde. Et après tout, cela fait partie de leur vocation.
Et voici que le Seigneur lui-même manifeste sa puissance, scandale pour notre peu de foi, au-delà de leur mort, puisque tant d’hommes et de femmes, croyants ou incroyants, chrétiens et musulmans, juifs, hommes de toute condition, ont vu une lumière en ce qui est la nuit du néant, de leur mort. Puisque leur silence fait retentir une parole dont nous reconnaissons le son familier, la parole même de Dieu, la parole de Jésus, la parole de l’Esprit, qui parle dans le silence dans lequel ils sont plongés.
C’est bien le Seigneur qui accomplit ce qu’il a promis et qui, invisiblement, donne le témoignage, le « martyre » qui fait reconnaître la puissance de l’amour qu’il destine au salut du monde.
C’est pourquoi, frères, cette Eucharistie où nous prions pour eux, est aussi en ce rassemblement où nous voudrions consoler tous ceux qui n’arrivent pas à étouffer ou à atténuer leur peine ; nous voudrions prier avec eux, dans le secret de Dieu, dans cette offrande du Christ, dans cette Eucharistie. Pour que l’œuvre du salut continue. Que Dieu fasse lever parmi nous, nombreux, ceux qui accepteront de suivre le Christ, de le suivre jusqu’au bout, pour partager ce travail de la rédemption des hommes, de la délivrance des hommes.
Pour que le dur labeur de l’amour et de la réconciliation entre les hommes ne cesse de s’accomplir. Pour qu’ainsi ce travail, cette œuvre et ce labeur de la rédemption soient poursuivis en notre temps jusqu’à ce que le Seigneur prononce la parole définitive sur l’accomplissement du monde.
Là est le mystère de l’Église dont ces sept frères sont comme le signe, en même temps qu’ils en donnent le sens.
Permettez-moi, avant de continuer cette Eucharistie, de lire quelques fragments de la page que le prieur, Christian de Chergé, a donnée aux siens pour qu’ils la lisent quand ce moment arriverait. Qu’il nous aide ainsi, par ces lignes, à entrer dans la vivante Parole.
Il écrit :
J’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille, se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître unique de toute vie ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf ou d’idéaliste :
« Qu’il dise maintenant ce qu’il en pense ! ».
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu, plonger mon regard dans celui du Père pour contempler avec Lui ses enfants de l’islam tels qu’Il les voit, tout illuminés de la gloire du Christ, fruits de Sa Passion, investis par le don de l’Esprit dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie, je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui, et vous, ô amis d’ici, aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs, centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’auras pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux, en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux, Amen ! Inch’ Allah.
Alger, 1er décembre 1993
Tibhirine, 1er janvier 1994
Christian
Cardinal Jean-Marie Lustiger,
archevêque de Paris
Source : Institut Jean-Marie Lustiger