« Il était de la famille des chrétiens »

Entretien de Frédéric Mounier avec Mgr Jean-Marie Lustiger, cardinal archevêque de Paris, parue mercredi 10 janvier 1996 dans La Croix.

Vos rencontres avec François Mitterand allaient-elles au-delà du cadre officiel ?

Cardinal Lustiger : Je ne le connaissais pas personnellement avant 1981. Mais depuis, je l’ai rencontré régulièrement durant quatorze ans. À chaque fois, la question qui m’amenait était souvent réglée en quelques minutes. En nous nous offrions un long moment de discussion sur le sens de la vie, sur la Bible, qu’il connaissait très bien, etc. Pour me taquiner, il soulignait, par exemple, les cruautés présentes dans les récits de la Bible. En posant la question, il connaissait déjà la réponse. Je lui répondais donc avec le même humour. Une autre fois, il m’a entrepris sur le problème des origines chrétiennes. Il m’avait savamment entretenu de Paul et de Barnabé ?

Éprouviez-vous du plaisir à ces échanges ?

De ma part, évidemment. Lui avait l’air de s’amuser. Il avait plaisir à discuter, à réfléchir, à exprimer ses convictions. Il me montrait, par maintes allusions, qu’il était de la famille des chrétiens. Il connaissait le monde catholique de l’intérieur. Bien plus : il était resté de quelque façon l’adolescent et le jeune homme qu’il avait été. Mais je me garde de le ranger dans une case déterminée, ni d’agnostique ni de mystique sans le savoir. C’est son secret et celui de Dieu. Je suis persuadé que, jusqu’au bout, il s’est interrogé. Et Dieu seul connaît le secret.

À Notre-Dame, ce jeudi, vous célébrerez donc la messe en mémoire d’un chrétien ?

Certainement, d’un chrétien et d’un catholique. Il avait le sentiment aigu de ce que représente l’univers catholique comme réalité sociale. Mais aussi, il avait gardé une conscience vive de cet univers de foi, de vie spirituelle. Il était un peu comme celui qui resterait sur la place du village pendant la messe et ne tolérerait pas qu’on lui pose des questions sur la signification de son attitude

En vous entendant, on a presque le sentiment d’une complicité dans le dialogue...

À certains égards. Même si je n’étais ni de la même génération ni dans les mêmes perspectives que lui.

François Mitterand, en tant que « chrétien culturel », était-il significatif de son époque ?

Je lui trouvais beaucoup de parenté spirituelle avec le catholicisme tourmenté de François Mauriac. Il était spirituellement et culturellement comme un cousin de François Mauriac, mais de l’autre côté du miroir. Il y avait quelque chose de comparable dans la culture catholique, le sens du mystère et le sens de Dieu, les questions posées. C’était la période d’un renouveau catholique qui sortait en se débattant d’un scientisme et du dessèchement rationaliste du début du siècle. Les hommes de cette génération furent ainsi les témoins et les acteurs d’un renouveau spirituel.

Recueilli par Frédéric Mounier.

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