Hommage national à M. François Mitterrand en la cathédrale Notre-Dame de Paris
Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger.
M. François Mitterrand, qui fut président de la République française de 1981 à 1995, est décédé à Paris le 8 janvier 1996. Ses obsèques se sont déroulées le 11 janvier en l’église paroissiale de Jarnac (Charente), sa ville natale. Dans le même temps, un « hommage solennel » lui a été rendu à Notre-Dame de Paris, en présence des autorités de la République et de soixante et un chefs d’État et de gouvernement étrangers. Le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, a présidé la concélébration eucharistique, entouré du président et du vice-président de la Conférence épiscopale française, Mgr Joseph Duval et Mgr Emile Marcus. Voici l’homélie prononcée par le cardinal [1] :
« Comment mourir ? Nous vivons dans un monde que la question effraie et qui s’en détourne. Des civilisations, avant nous, regardaient la mort en face. Elles dessinaient pour la communauté et pour chacun le chemin du passage. Elles donnaient à l’achèvement de la destinée sa richesse et son sens. Jamais peut-être le rapport à la mort n’a été aussi pauvre qu’en ces temps de sécheresse spirituelle où les hommes, pressés d’exister, paraissent éluder le mystère. Ils ignorent qu’ils tarissent ainsi de goût de vivre d’une source essentielle. »
Ainsi commencent les dernières lignes publiées par le président François Mitterrand. Celui qui nous parle a déposé l’autorité des fonctions qu’il a remplies et son rôle dans l’Histoire. C’est l’un de nos semblables qui s’adresse à nous, un mortel comme nous qui nous rappelle à l’essentiel de la vie.
Il y a sept ans, François Mitterrand allait visiter le service de soins palliatifs d’un hôpital parisien, l’un des premiers à exister dans notre nation. Je viens de découvrir que je l’avais précédé de peu pour y célébrer la messe de Noël. Il évoque dans les lignes que j’ai citées le souvenir d’une malade au chevet de laquelle nous nous sommes arrêtés l’un, puis l’autre. Il l’a décrit : « Le corps dominé par l’esprit, l’angoisse vaincue par la confiance, la plénitude du destin accompli ».
Qu’il me soit permis en cet instant, au souvenir de cette malade et de sa mort, de faire écho aux pensées que nous confie François Mitterrand, avant qu’il ne soit entré à son tour en cet ultime travail. Je le cite à nouveau : « Le corps rompu au bord de l’infini, un autre temps s’établit hors des mesures communes... La mort peut faire qu’un être devienne ce qu’il était appelé à devenir ; elle peut être, au plein sens du mot, un accomplissement. Et puis, n’y a-t-il pas en l’homme une part d’éternité, quelque chose que la mort met au monde, fait naître ailleurs ? ».
À cette question de François Mitterrand qui cherche une certitude, le souvenir d’un visage m’a répondu : celui du portrait de saint François d’Assise qui, disent ses intimes, orne sa bibliothèque. Dans les traits du Petit Pauvre apparaît le visage du Messie crucifié, Prince de la Vie. Silencieusement, ils répondent l’un et l’autre à la question de celui qui les dévisage : « Quel était le secret de leur sérénité ? Où puisaient-ils la paix de leur regard ? Car, alors que l’esprit oscille devant le mystère insondable de Dieu, n’osant même pas le nommer, voici que, dans ces frères souffrants, apparaît la figure du Christ.
L’apôtre Thomas, celui qui doutera, nous l’avons entendu à l’instant, dit à Jésus : « Seigneur, nous ne savons même pas où tu vas ; comment pourrions-nous savoir le chemin ? »
Jésus lui répond :« Moi, je suis le chemin, la vérité, la vie. Personne ne va vers le Père sans passer par moi ».
Ainsi, pour l’homme de cœur pris dans la tourmente de ses propres contradictions et hésitations, s’ouvre, à la suite des paroles du Christ jamais oubliées, le chemin de délivrance où, je cite François Mitterrand, « le mystère d’exister et de mourir n’est point élucidé, mais il est vécu pleinement » ; où la vérité qui semblait si peu assurée, si proche et si lointaine, je le cite à nouveau, « fait que tout se dénoue enfin du fatras des peines et des illusions qui empêchent de s’appartenir » ; où la vie est enfin donnée à celui qui, s’avançant dans ce chemin, et je le cite encore, « saisit sa vie, se l’approprie, en délivre la vérité » ;
J’ai mêlé à mon propos des phrases de François Mitterrand, avec cependant la crainte de manquer au respect du mystère de son existence.
J’emploie à dessein le mot de « mystère » pour désigner le lieu secret où se condense la vie d’un homme et d’où jaillissent les désirs et les ambitions les plus contradictoires. C’est nommer ainsi – non pas l’énigme que représente chaque personne aux yeux d’autrui –, mais l’ineffaçable marque divine qui nous fait homme, « créés à l’image et ressemblance de Dieu ».
Comment se fait-il que nous n’acceptions de découvrir et d’entendre ce mystère qui nous concerne tous qu’au moment où celui qui en témoigne s’efface de la scène du monde ?
Pourquoi l’essentiel qui conditionne la vie des peuples et de l’humanité entière a-t-il désormais si peu de place en notre civilisation ?
Pourquoi, selon la phrase de François Mitterrand que je rapportais en commençant, « vivons-nous ces temps de sécheresse spirituelle où les hommes, pressés d’exister, paraissent éluder le mystère » ?
Comment laisser sourdre en nous, ainsi qu’il nous y invite, « le goût de vivre d’une source essentielle » ?
Pendant quelques instants, le deuil établit le silence, écarte les apparences et les paroles vaines imposées par l’artifice de la communication qui se substitue à la vie. Pendant quelques instants apparaît le réel de la vie pour laquelle nous sommes faits, que nous devons aimer et respecter : l’amour qui donne la vie. Comme le dit l’apôtre saint Jean, « celui qui n’aime pas reste dans la mort ».
Si, pendant les années qui viennent de s’écouler, notre pays a pu relativiser ses querelles et mieux accepter raisonnablement ses différences, si les nations du monde, malgré les cruautés, les injustices persistantes, les guerres, continuent de se retrouver dans l’affirmation des droits de l’homme qu’il leur faut respecter, de la liberté qu’il leur faut promouvoir, de la solidarité qu’il leur faut établir, c’est en convergeant, en dépit des divergences, en dépit des ambitions contradictoires, par l’intuition commune du cœur de l’existence. Et je cite encore saint Jean : « Parce que nous aimons nos frères, nous savons que nous sommes passés de la mort à la vie ».
François Mitterrand a laissé entendre qu’il « croyait à la communion des saints ». Dans cette invisible communion, une foule innombrable partage l’Amour qui donne sens à la vie des hommes. Cet Amour, nous le savons et nous le croyons, est Dieu lui-même.
Que François Mitterrand trouve en ce peuple des saints l’aide, le pardon et le courage pour ouvrir, enfin, ses yeux sur l’Invisible.
Car, ainsi que le dit l’apôtre saint Jean, « notre cœur aurait beau nous accuser, Dieu est plus grand que notre cœur et il connaît toutes choses ».
Amen.
Jean-Marie cardinal Lustiger,
archevêque de Paris
Télégramme de Mgr Duval à Mme Mitterrand
Le 8 janvier, Mgr Joseph Duval, président de la Conférence épiscopale de France, a adressé le télégramme suivant à Mme Danielle Mitterrand :
« Réunis en Conseil permanent des évêques de France, nous venons d’apprendre le décès de François Mitterrand.
Dans l’exercice de ses hautes responsabilités, il aura su jusqu’au bout puiser en lui-même la force nécessaire pour assumer le poids de sa charge. il nous laisse le témoignage d’un homme courageux face à la maladie comme à la mort.
Aujourd’hui, il lui est donné de connaître la réponse aux interrogations qui ont jalonné sa vie terrestre. Nous le confions au Dieu d’Amour et de Miséricorde, et vous adressons, Madame, nos condoléances ».
(Secrétariat général de la Conférence des évêques de France).
La Documentation Catholique - 4 février 1996 - N°2131
[1] Texte dans Paris Notre-Dame du 18 janvier. Les citations de François Mitterrand sont extraites de la préface du livre de Marie de Hennezel, La mort intime, éd. Robert Laffont, 1995. Titre de la DC.