Intervention du cardinal Jean-Marie Lustiger aux séminaristes parisiens
Mercredi saint, 26 mars 1997
« Vous le savez, Christian de Chergé était un prêtre du diocèse de Paris ; il a fait son séminaire en même temps que Jacques Perrier. Je l’ai connu lorsqu’il était “vieil” étudiant en Sorbonne et moi, jeune aumônier au Centre Richelieu. »
Extrait d’une transcription non revue par le Cardinal.
Vous le savez, Christian de Chergé était un prêtre du diocèse de Paris ; il a fait son séminaire en même temps que Jacques Perrier. Je l’ai connu lorsqu’il était “vieil” étudiant en Sorbonne et moi, jeune aumônier au Centre Richelieu. Ordonné prêtre en 1964, il a été nommé chapelain à la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre où il s’occupait de la Maîtrise. Ensuite, il est entré à la Grande Trappe de Soligny, puis de là il est parti en Algérie.
Après les obsèques des trappistes, un frère de la Trappe de Soligny m’a confié que la communauté des moines de Tibhirine avait vécu une épreuve difficile de cohabitation.
La vie conventuelle, la vie commune est une épreuve crucifiante ! L’Église nous demande d’en avoir l’expérience dans les Maisons du Séminaire ; non par sadisme de vous faire souffrir pour le plaisir, mais parce que c’est la forme la plus immédiate de l’apprentissage de la charité véritable, sans fard ni masque : chacun se découvre lui-même face à l’autre devenu proche, celui que Dieu vous donne comme prochain et non pas celui que vous vous choisissez. Saint Bernard disait : Vita communis magis (maxima) paenitentia. La vie commune, c’est la plus haute des pénitences…
Donc, la communauté de Tibhirine qui allait mal avait reçu, l’année précédant le massacre, une grâce de réconciliation et de pardon. Cela montre que dans notre ministère sacerdotal, la charité authentique est une des conditions du témoignage. Elle ne consiste pas simplement à être aimable ! Les gens polis ne disent jamais de mal des autres, sinon très poliment ! Il y a un art raffiné, chrétien d’une certaine façon, de la vacherie ! Les gens plus rustiques diront que c’est de l’hypocrisie, de la tartufferie. La charité nous fait toucher des deux épaules nos limites et nous appelle d’une certaine façon à mourir pour nos frères et même, si notre revendication ou notre plainte est légitime, à nous oublier nous-mêmes, accepter notre propre détriment, par amour de l’autre, pour le bien de l’autre.
Le corps apostolique, donc le corps sacerdotal, doit faire sienne, d’une manière forte et impérative, cette expérience de l’amour mutuel et de l’oubli de soi qui se révèle dans le mystère de la Croix, comme le dit entre autres saint Jean de la Croix : « J’ai contemplé ta croix, ô Christ, et j’y ai lu le chant de ton amour ». Rappelez-vous les paroles de Jésus après la Cène : « Je vous laisse un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13,34).
Revenons à Tibhirine. Avec cette grâce de réconciliation et de paix, les querelles ne se sont pas arrêtées comme par enchantement ; les trappistes qui vivaient ensemble avant, ont continué de vivre ensemble après, et les raisons pour lesquelles ils pouvaient s’agacer n’ont pas disparu. Mais ils avaient reçu une grâce de réconciliation et d’oubli de soi en vue du martyre.
La vraie charité n’est pas seulement de l’ordre de l’affectivité. Dans la découverte du véritable oubli de soi-même, l’affectivité est purifiée, objectivée, alors que le premier mouvement se heurte à l’échec ou au refus. Pour vous, c’est une des marques fortes du chemin de dépossession dans lequel vous êtes entrés en commençant votre formation. Ce point est capital pour la mission apostolique à laquelle vous êtes appelés.
Car nous avons à rendre témoignage à plus grand que nous. Le seul moyen pour l’attester est cet amour fondé, non pas sur un pacte de non-agression, voire un accord de bonne humeur, de gentillesse, mais sur l’obéissance au même Seigneur et Maître, dans l’obéissance du Christ-Messie qui est la Vérité et la Vie, en suivant son chemin, en le suivant, lui qui est le Chemin.
Là s’enracine l’amour de l’Église. Comment pourrions-nous témoigner de l’amour du Christ si nous n’aimons pas l’Église et si nous ne l’aimons pas comme l’Épouse du Christ ? Voilà quelle grande leçon nous est donnée dans l’exercice sacerdotal accompli par ces sept moines !
Lors de leurs obsèques, j’ai revu une page de l’histoire de l’Église en France.
D’abord, l’Église en Algérie : ce qu’il en reste, des survivants, ceux qui ne sont pas partis et qui n’ont pas été tués. Ils étaient tous là et tenaient largement dans la cathédrale d’Alger, au plan cruciforme avec l’autel à la croisée du transept. Dans le chœur assez profond, tous les prêtres, une cinquantaine, les évêques d’Algérie et quelques autres de l’extérieur (dont trois venus de France, un ou deux de Tunisie).
En regardant les prêtres (tous étaient âgés), j’en ai reconnu un certain nombre, soit que je les aie connus personnellement, soit que leur nom et leur visage aient fait partie de l’histoire tourmentée du catholicisme français et du clergé français de ces cinquante dernières années. Vous ne pouvez imaginer les débats qui, depuis la guerre de 40 jusqu’à nos jours, ont jalonné le catholicisme français ; ils sont passés en Algérie et y ont éclaté de façon plus radicale peut-être qu’en France, parce que le terrain était particulièrement sensible et fragile en raison des problèmes posés par l’évangélisation dans un pays musulman.
C’était en quelque sorte un musée vivant, rappel des contradictions, des espérances, des échecs relatifs, parfois des abandons. Certains étaient les derniers survivants d’une équipe. Ils étaient les témoins d’une histoire tragique qui se terminait mal, lourde d’illusions perdues avec la guerre d’indépendance, les conflits avec les Pieds-noirs...
Dans les transepts, les religieuses, très âgées aussi pour la plupart ; là encore, des survivantes. Car celles et ceux qui ne pouvaient supporter la persécution, l’atmosphère d’Alger, la menace de mort, il fallait les évacuer tout de suite. Ce n’est pas une question de courage, mais de capacité physique : ce n’est pas fait pour eux ! Et ceux qui sont là, ils ne savent pas eux-mêmes si demain ils ne vont pas craquer. Alors il leur faudra partir sans être remplacés.
Avec ces religieuses, quelques chrétiens d’origine kabyle ou d’origine musulmane et convertis.
Dans la nef, des musulmans, des officiels, etc. Plus quelques chrétiens peut-être.
Au milieu, le cercueil des sept moines et le cercueil du cardinal Duval.
Relisons donc l’histoire de cette Église, des déceptions qu’elle a subies, des échecs qu’elle a rencontrés. Elle a parié sur une présence chrétienne courageuse et minoritaire dans un pays musulman, alors même que celui-ci la rejette et la menace de mort. C’est le fait non pas de la population, mais des forces politiques en présence, forces de destruction qui blessent le peuple algérien lui-même.
Les chrétiens, les prêtres étaient condamnés à une parole très silencieuse, très précautionneuse. Pourtant, depuis quelques temps, les évêques d’Algérie, ouvertement, acceptaient de baptiser des musulmans qui, eux-mêmes, prenaient le risque de la mort. C’est là un fait nouveau par rapport à ce qui se passait il y a vingt ans. Dans le même ordre d’idée, les évêques d’Algérie accueillaient des vocations religieuses de femmes et des vocations sacerdotales parmi des jeunes d’origine islamique, fraîchement convertis et donc obligés de rompre avec leur famille, encourant parfois une menace de mort, eux aussi.
Dans ces temps de persécution extrême, Dieu donne un signe par ces quelques figures étonnantes des chrétiens de là-bas persécutés. Même pas minoritaire, dans une proportion infinitésimale, ce signe est extraordinaire dans une pareille violence.
Cette histoire compliquée, contradictoire, on pourrait dire qu’elle se termine par un échec, en “rembarquement” : les chrétiens sont appelés à partir, tant par le gouvernement algérien que par le gouvernement français. Ils disent : « Nous, on reste » ; les autorités leur répondent : « On ne pourra pas vous protéger et vous vous ferez assassiner. Ou bien, si on vous protège, on va vous couper de la population. » Voilà leur dilemme : accepter d’être protégés et donc être totalement coupés de la population ou bien ne pas être protégés et dans ce cas risquer la mort !
Toutes les implantations de petites communautés de religieuses dans les quartiers populaires d’Alger ont été l’une après l’autre rayées de la carte, par assassinat ou par menace de mort. Il ne servirait pas à grand-chose de vivre dans un blockhaus, pensent certains. Ce à quoi les évêques répondent : Il faut rester, le simple fait que vous soyez là, les gens le savent.
Il était évident que la parole qui a été entendue était la parole “silencieuse” des moines. Non pas parce qu’ils étaient muets, en silence de par leur vocation, mais parce qu’ils étaient martyrs. Eux, ils ont légitimé et sanctifié toute l’histoire de cette Église. Rétroactivement, le dernier mot a été dit par l’offrande pacifique de ces sept trappistes. Ils ont achevé la phrase interrompue, ils ont permis que retombe sur ses pieds cette Église meurtrie, que se renoue la chaîne de l’histoire.
De la sorte, leur témoignage n’est pas seulement entendu des chrétiens en France, alors qu’il ne nous était pas destiné directement. Ces trappistes sont partis, nous oubliant d’une certaine façon, pour se donner à l’Algérie. La Providence nous a rendu leur parole comme une parole qui a dépassé toutes les cloisons et surmonté tous les refus ; et ce, avec une force inouïe, qui persiste. Un message de pardon, d’amour et de paix. Une figure du Christ révélée à travers leur vie et leur mort.
Mais témoignage compris aussi par les musulmans, même s’ils sont incapables de l’articuler, même si ce message est encore en contradiction avec bien des concepts et idées hérités de leur propre culture, même s’il percute des stéréotypes de pensée auxquels ils sont plus accoutumés.
Par ces martyrs, un signe de la Providence nous est adressé à nous, à notre Église en France.
Source : Institut Lustiger