Julieta

Pedro Almodóvar

Pedro Almodóvar, 2016. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Il en est des grands cinéastes comme des grands peintres : après une période d’apprentissage, puis des œuvres marquantes qui leur resteront indéfectiblement liées dans la mémoire collective, vient le temps de la maturité. Leur style semble alors s’assagir, tandis qu’en réalité il a atteint son équilibre. Les audaces n’ont pas disparu, elles se font moins voyantes ; désormais le moindre détail est chargé de sens, à la fois lesté par les réminiscences qu’il évoque et intégré dans des correspondances qu’il convoque. Les contrastes s’atténuent, la profondeur du regard augmente. Tout le visible se charge d’invisible.

Julieta fait partie de ces œuvres dont le classicisme apparent se nourrit de tensions méditées. Après Talons aiguilles et Tout sur ma mère, après Volver ou Étreintes brisées, nous retrouvons les thèmes chers à Pedro Almodóvar : la chair et le deuil, la béance et la perte, le courage et l’abandon, les mères et les filles, le passage du temps et la constance du désir. Mais tout ceci se combine en une harmonie souveraine. Pas seulement parce que l’histoire est construite largement comme un flash back dont nous connaissons dès le départ l’issue, mais parce que les divers accidents, manques ou coup du sort sont d’emblée perçus comme assumés, intégrés, vécus par des personnages pleinement adultes.

En ce sens, la scène où la jeune professeur explique à ses élèves les ressorts de l’Odyssée, au début du film, en constitue sans doute la meilleure clef d’interprétation : que m’importe l’immortalité ou le plaisir sans fin, puisque c’est au milieu des pires périls et des épreuves les plus grandes que je peux me reconnaître et m’éprouver comme être humain, comme celui qui, malgré sa petitesse et sa nudité, est appelé à trouver sans cesse des chemins nouveaux pour sillonner l’immensité de l’Univers, de l’océan sans fin du Pons, seul capable de suggérer l’infinité de notre quête ?

Dès lors chaque cadrage, chaque image, chaque mouvement de caméra sont autant d’émerveillements devant le passage du temps. Chaque couleur appelle sa complémentaire, chaque scène son accomplissement, chaque personnage notre contemplation. Nous verrons un homme connaître deux femmes, sa fille [1] connaître deux hommes, la fille de celle-ci être privée de soi par l’absence des hommes, des couples éphémères permettre la durée. Mystère de manques qui se complètent ou de silences capables d’accueillir, miracles de solitudes capables de sollicitude et auxquelles s’oppose, en discret contrepoint, la terrifiante destruction apportée par les réponses toutes faites ou par des constructions prétendument spirituelles ou psychologiques qui, sous prétexte de reconstruire, en viennent à nier à la fois les manques qui nous taraudent et la vie qui peut en surgir.

L’amour est humble, celui du cinéaste pour ses personnages comme celui de ses personnages les uns pour les autres. Pas d’agapê sans éros, pas d’éros sans danger. Pour aimer il faut s’approcher, toucher, sentir, repartir, revenir, écouter, parler, respirer, revenir, prendre dans ses bras, parler encore. Ici, les femmes capables de sculpter des sexes d’homme ou les hommes capables de dire leur désir aux femmes ne recherchent pas la provocation : ils essaient d’aimer d’un amour qui respecte l’autre tout entier, même là où il est le plus inatteignable.

À la conclusion du film, l’étonnante séquence où un baise-main, dans une voiture, se révèle la garantie la plus puissante contre la tentation de ne plus prendre le risque d’éprouver la douleur de l’amour, avant que la caméra ne s’élève lentement vers les montagnes suisses [2], constitue comme le résumé des paradoxes de cette œuvre magistrale : il ne s’agit pas tant de comprendre que d’éprouver combien le manque et la plénitude, la vie et la mort, loin de se combattre, tissent une trame qui nous constitue tels que nous sommes. Rarement les choses auront été dites avec autant de pudeur ; rarement les mythes, les arts et les rêves [3] auront été réfléchis avec tant de délicatesse pour exprimer à quel point est grande notre fragile réalité.

Présenté au festival du cinéma de Cannes, Julieta n’y a gagné aucun prix. Mais le cinéma, cette année, aura gagné Julieta.

Denis DUPONT-FAUVILLE
26 mai 2016

[1Le rôle titre… mais joué par deux actrices.

[2N’y a-t-il pas là un clin d’œil à la scène finale de la Grande Illusion ? Là où les deux héros, en pénétrant en Suisse, échappaient à la guerre dans l’illusion d’un calme retrouvé, le couple de Julieta, au contraire, franchit une nouvelle étape du combat en assumant toute son histoire antérieure. Là où Renoir terminait sur la neige immaculée de l’hiver, Almodóvar conclut sur les tonalités chaudes d’un soir de printemps.

[3Admirable séquence, presque en inclusion avec la dernière, du cerf aperçu dans la neige par les passagers du train.

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