L’Apôtre
Cheyenne Caron
Cheyenne Caron, 2014. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Un film à la fois courageux et sincère, qui provoque chez le spectateur un choc, au point que l’on n’en « sort » pas facilement, sans pourtant qu’il vous ait du tout agressé. Cette simple constatation est à son honneur et témoigne d’une qualité réelle. Pour étayer cette affirmation, relevons essentiellement deux éléments.
D’une part l’œuvre aborde un sujet difficile et sensible, lié à une problématique qui sera sans doute essentielle dans les années à venir. Il ne s’agit pas seulement, en effet, de l’histoire d’une conversion, ni même simplement d’une étude sur les milieux musulmans pratiquants qui se développent rapidement. Plus fondamentalement, la question est celle de la dimension spirituelle de l’homme : qui (ou qu’est-ce qui) la constitue, l’éduque, la régule, la transforme ? Jusqu’où peut-elle ou doit-elle aller ? Comment la recherche de l’absolu est-elle liée à une communauté, compatible ou non avec une radicale liberté individuelle ? En tout cas, il est clair que plus on niera la dimension spirituelle plus on passera à côté des questions les plus profondes, et ceci vaut à la fois pour les populations « conscientisées » d’origine maghrébine et pour les citoyens « déchristianisés » de souche française. Au final il est clair que la laïcité, qui fournit le cadre nécessaire du « vivre ensemble », deviendrait absurde et intenable si elle prétendait occuper tout l’espace : nous sommes ici bien loin des discours convenus.
D’autre part, ces questions fondamentales et en un sens vertigineuses (certains diraient « prises de tête ») sont abordées avec l’infinie délicatesse d’un regard qui scrute les petits événements de la vie quotidienne. Tous ceux que nous croisons sont respectés, des plus effacés aux plus violents. Cette sensibilité permet d’accueillir à la fois la vie familiale la plus ordinaire, qui repose sur une infinité de non-dits, ou les personnages les plus déconcertants, tels cet imam ou ce prêtre qui, d’abord incongrus, révèlent peu à peu à la fois le caractère absolu de leurs convictions et le rôle régulateur, voire apaisant, de leurs interventions. L’acteur principal, en particulier, est magnifique de nuances et de sobriété. Dans des décors terriblement banals, chacun, des personnages aux spectateurs, peut aller de surprise en surprise, pris entre la perception de la dureté des affrontements (personnels, familiaux, sociaux, religieux) et l’espérance d’une fraternité capable d’assumer les différences.
Deux réserves peuvent toutefois être formulées.
Sur la forme tout d’abord, certaines caractéristiques peuvent lasser. Si certaines séquences sont très finement mises en scène, l’utilisation presque constante de la caméra à l’épaule (certes très en vogue aujourd’hui) et l’abondance de cadrages « inclinés », par exemple, desservent en un sens le propos. Plutôt que de découler des situations à décrire, elles apparaissent bientôt davantage comme des procédés que comme les composantes d’un véritable style, comme des techniques plus plaquées sur un discours que mises au service du récit.
Sur le fond surtout, il est évident que, malgré la très bonne connaissance des milieux musulmans, le film parle d’un point de vue chrétien. Ainsi, il est vrai que l’islâm déploie objectivement une violence envers les chrétiens (cf. le caractère secret des réunions de catéchumènes pour protéger les convertis, les photos de massacres perpétrés, le passage à tabac de l’ « apostat », le rejet familial en France ou la perte de citoyenneté dans les pays musulmans, l’interdiction d’ouvrir des églises en terre d’islâm jointe à l’exigence d’ouvrir des mosquées en pays de tradition chrétienne) ; mais si le film ne nous montre pas uniquement des musulmans partisans d’une ligne dure, comment se fait-il que tous les chrétiens que nous croisons soient sympathiques ? Il n’y a pas de méchants chrétiens semble-t-il, tout au plus des indifférents ou des ignorants. Cette présentation affaiblit, ne serait-ce que rhétoriquement, le contraste qu’elle veut souligner entre les deux croyances. De même, pourquoi l’ « Alléluia » final prononcé par l’équipe technique ? Même si on entend le mot hébreu qui exprime le fondement de toute religion monothéiste, nous sortons de l’histoire et entrons dans l’apologétique, à l’image d’une fin trop artificiellement pacifiée pour être crédible. Enfin qui est « l’apôtre » ? Le musulman converti (mais qui ne provoque pas d’autre conversion, dans le film), le prêtre à l’origine de ses questions (mais qui n’a nulle visée prosélyte)… ou le film lui-même [1] ? Cette ambiguïté semble nuire au questionnement, voire à la progression que permettaient les nombreuses qualités déjà notées.
Il est par conséquent, douteux que le film puisse échapper à l’accusation de vouloir « trop en faire » en faveur des chrétiens. Reste que les questions qu’il pose sont réelles et surtout que ses mérites de réflexion, de jeu et de mise en scène sont indéniables [2].
Denis DUPONT-FAUVILLE
1er octobre 2014
[1] Cf. la déclaration de Cheyenne Carron, la réalisatrice, rapportée par le site Rue 89 (cf. http://rue89.nouvelobs.com/rue89-culture/2014/06/30/films-cathos-retrouvent-chemin-salles-grace-a-mecenes-253283 ), qui exprime sa volonté d’être « apôtre en passant des messages chrétiens par le cinéma ».
[2] Le refus du financement du film par le CNC, souligné par Cheyenne Carron dans l’interview citée à la note précédente, est ici simplement symptomatique des présupposés institutionnels. Si au moins on avait montré un musulman et une chrétienne faisant l’amour…