L’arbre aux papillons d’or (Inside the Yellow Cocoon Shell)

Pham Thien An

Pham Thien An, 2023. Critique du père Denis Dupont-Fauville.

Le vainqueur franco-vietnamien [1] de la Caméra d’Or au Festival de Cannes 2023 possède deux titres distincts. Entre celui destiné à l’international, Inside the Yellow Cocoon Shell, et celui réservé à la France, L’arbre aux papillons d’or, la différence d’approche permet d’affiner le regard du spectateur qui aura parcouru le film tout entier.

Il s’agit en effet d’une vaste et longue déambulation (près de trois heures !), qui commence dans la moiteur tranquille d’une soirée de Saigon. À côté d’un terrain de foot à 5, trois jeunes hommes paresseusement attablés devisent sur le sens de la vie, les coups du sort et la possible éternité, tandis que déambulent des mascottes et que résonnent les commentaires de la coupe du monde de football 2018. On ne sait pas vraiment qui parle, où va la conversation. Au loin, quelques scooters. Un monde clos, tangent au monde extérieur et à l’abri de ses douleurs. Jusqu’à ce que…

La caméra procède d’abord exclusivement par lents travellings latéraux, faisant se succéder divers espaces tels des panneaux, avec parfois une cloison, un grillage ou une porte qui font jouer la profondeur comme autant de paravents. Rien de strictement géométrique, simplement l’impression d’un environnement à la fois continu et divers, monotone et inattendu. Un sentiment de dérive ininterrompue mais aussi de contemplation attentive, où les surprises se manifestent sous de multiples formes. De glissements en coulissements, des figures percent soudain l’image : un oiseau surgit sur le rebord d’une fenêtre, une grand-mère se découvre dans un recoin, des buffles regardent soudain la caméra, les aiguilles lumineuses d’un réveil trouent la nuit, une fenêtre ouvre sur une pénombre où un vieillard se raconte, un chien traverse la route, un coq en attaque un autre ; sans cesse, le hors-champ se fait sentir. De même, des événements s’invitent : le vent se lève, une pluie s’arrête, un scooter passe. Et l’histoire continue à son rythme, du cocon des bars à celui des salons de massage, de Saigon à la province, des chemins aux couvents. Un lent tissage de contrastes qui progressivement acquiert sa propre cohérence, ponctué par les tours de magie que le héros exécute pour un enfant aussi bien que par des épisodes qui se succèdent sans explication immédiate.

Peu à peu, néanmoins, celui qui s’abandonne s’aperçoit que la caméra évolue aussi dans la profondeur. D’abord en se laissant porter par des véhicules (en commençant par un corbillard où le spectateur tient la place du mort et regarde vers l’arrière…), puis par d’imperceptibles zooms ou par des mouvements de plus en plus francs. À mesure que s’accroît cette dimension longitudinale, le temps prend de plus en plus d’importance. Pas seulement celui du film qui s’écoule, mais celui du voyage qui s’effectue, des anciens qui se racontent, du passé qui se retrouve, de l’avenir qui se dérobe. De même, la thématique se complexifie : après la mort de sa belle-sœur, le jeune homme [2] qui essaie de retrouver son frère enfui pour lui faire rencontrer son fils désormais orphelin prend conscience de la brièveté des choses et de la nécessité des choix, sans pourtant savoir à quoi se raccrocher ou à qui se confier. Plus il essaie d’être concret, plus les surprises s’accumulent ; plus il rencontre le réel, plus aussi la dimension onirique du récit grandit, en un paradoxe qui n’est qu’apparent. Où va-t-il ? La question restera en suspens.

À la fin, les mouvements de caméra se combinent et se complexifient jusqu’à entourer littéralement le personnage principal, pour aboutir au bref instant miraculeux qui donne au film son titre français. Comme si, subitement, toutes les apories stylistiques se cristallisaient pour se condenser en un spectacle dont la contemplation se suffirait à elle-même, renonçant à la réflexion et à l’attente, sans pourtant prétendre fournir de solution à l’intrigue. Non pas expliquer comment la vie va pouvoir se dérouler, mais laisser couler la jouissance de ce qui advient. Le cocon s’est fait chrysalide, un papillon peut en sortir.

Pour développée que soit notre description, elle ne peut qu’essayer de faire sentir comment le film vaut essentiellement par son style qui, tout en rappelant Bi Gan ou Apitchapong Weerasethakul, marque l’émergence d’un metteur en scène original. Sur le fond, cependant, signalons trois éléments parmi les thématiques qui s’entrecroisent.

D’abord, la correspondance entre l’inattendu qui ne cesse de poindre dans la monotonie des images et les dimensions toujours imprévisibles de la vie humaine : le récit de la guerre des années 70 est fait par un ancien combattant du Vietnam du Sud, devenu la figure tutélaire et servante de tout un modeste village ; l’ancienne à l’air le plus absent est celle qui posera les questions les plus directes et les plus fondamentales. Le réalisateur, ainsi, nous “donne à voir” le réel de façon neuve.

Ensuite, l’omniprésence du christianisme, secours des pauvres et soutien des humbles, avec pourtant une liturgie mystérieuse et un aspect institutionnel presque menaçant. Réflexion lancinante sur la crédibilité du témoignage chrétien, ce qu’il peut apporter, ce qu’il exige. Le héros est-il malheureux de ne pas croire, agacé par les discours, attiré par un dévouement bien distinct des satisfactions de la jouissance ? À chacun d’insérer sa réponse.

Enfin une inoubliable méditation sur l’attirance amoureuse, divisée en deux scènes miroirs [3], qui compose comme le centre du film. Le héros échange d’abord quelques mots avec une jeune fille autrefois aimée et devenue religieuse : immobiles, filmés de dos et séparés, les deux protagonistes semblent pourtant aimantés l’un par l’autre. Un peu plus tard, dans les ruines d’une bâtisse, la même femme, désormais en civil, l’embrassera fougueusement après avoir joué au chat et à la souris et avant de se refuser à lui, invoquant le devoir de choisir pour de bon. La condensation des paradoxes n’a ici d’égale que la puissance d’évocation de la mise en scène.

On l’aura compris, ce film constitue un exercice de contemplation parfois éprouvant, tant par son rythme que par son parti-pris d’irrésolution. Mais ces espaces interminablement étirés et ce temps dilaté s’ouvrent aussi, par la magie de la caméra, sur l’avènement d’une grâce. À qui a vu des papillons, comment ôter l’espoir d’une métamorphose ?

Denis DUPONT-FAUVILLE
26 août 2023

[1L’Espagne et Singapour interviennent également dans la coproduction.

[2Thien, qui porte le même nom que le réalisateur.

[31h17 – 1h24 (et 1h43-1h45), 1h45 – 1h58.

Cinéma