L’homme irrationnel
Woody Allen
Woody Allen, 2015. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
La confusion des sentiments et l’acuité d’un moraliste
Woody Allen est décidément un grand moraliste, sans doute l’un des derniers : qu’il nous raconte une fable, qu’il nous détaille un crime ou qu’il entremêle les deux, aussi à l’aise dans l’humour que dans le drame et nous promenant de dialogues cinglants en rêveries nostalgiques, ce réalisateur si singulier ne cesse en réalité de scruter l’âme humaine, la sienne et celle de ses contemporains.
Son nouvel opus ne déroge pas à la règle. L’histoire n’y est qu’un prétexte : un professeur de philosophie universitaire sur le retour (Joaquin Phoenix), oscillant entre des passades sans surprises et une fascination pour l’une de ses ravissantes étudiantes (Emma Stone), retrouve une raison de vivre le jour où il décide de débarrasser le monde d’un juge néfaste. Donnant libre cours à ses instincts, il ira aussi, contre toute attente, vers sa perte.
À mi-chemin entre Crimes et délits et Match Point, L’homme irrationnel, dans le cadre paisible d’un campus américain, est surtout l’occasion pour Allen de méditer sur la façon dont la vie échappe aux discours, ou plutôt les déborde. D’emblée, nous sommes abreuvés de références éthiques (Kant, Spinoza, Kierkegaard, Sartre !) assénées par un esprit aussi brillant que dépressif. Celui qui maîtrise la rationalité va pourtant découvrir l’ivresse de céder à ses impulsions, y compris et surtout après les avoir combattues, comme dans le cas de son aventure avec sa jeune étudiante aussi brillante qu’immature. Il sombre dans l’irrationnel, mais en obéissant à une force de vie… qui provoquera sa chute selon une implacable logique. De même, celle qui le séduit pour profiter de la vie hors de toute raison n’échappera à la mort que par un coup du destin totalement aléatoire.
Mais réfléchir sur la structure du scénario n’est pas encore faire droit au film. Car comme tout grand artiste, notre réalisateur aime ses personnages. Si le héros est veule et manipulateur, nous ne le comprenons néanmoins que trop bien, éprouvant avec lui ses fatigues et ses joies. Si l’étudiante irresponsable ne cesse de jouer avec le feu, elle témoigne aussi d’une réelle droiture, accordée à sa beauté resplendissante et subtile. Et si l’histoire va de rebondissements en rebondissements, le dialogue en voix off des deux principaux personnages nous indique qu’une dimension plus profonde est ici engagée, d’autant plus insaisissable que le dénouement, précisément, nous montrera qu’un tel dialogue est en réalité impossible.
Si l’homme est si irrationnel, c’est au fond que la vie est porteuse de mort. De même qu’elle ne se réduit pas aux grands principes, elle ne peut trouver en elle-même sa propre justification. Au milieu de tant de beauté (des femmes, de la nature), l’auteur bute une fois de plus sur l’énigme du néant. Mais son mérite, dans cet assemblage étonnant marqué de tant d’influences diverses [1], consiste, de l’intérieur même des péripéties, à dépasser ce que son discours pourrait avoir de trop formel pour s’émerveiller de ce que la vie nous donne à voir et à vivre.
Ce désespoir comme cette volupté, en un sens, n’ont pas d’issue. En l’absence de toute forme de foi, le sacrifice ne peut être envisagé que comme suppression de l’autre et jamais comme don de soi. La vie réclame tout, mais par quel miracle pourrait-elle porter du fruit ? À chaque spectateur, oscillant sans cesse entre ravissement et malaise, de tenter de formuler sa propre réponse.
Denis DUPONT-FAUVILLE
14 octobre 2015
[1] Celles qui sont revendiquées, comme le Dostoïevski de Crime et Châtiment, ou celles qui ne cessent d’affleurer : impossible de ne pas songer à Nietzche ou Heidegger pour la philosophie, ou encore à Bergman et… Rohmer pour la mise en scène.