L’Île
Pavel Lounguine
En prologue au récit, le spectateur assiste à la trahison d’Anatoli : son bateau ayant été arraisonné par les allemands, il accepte de tuer son capitaine en échange de sa propre vie. Critiques de Louis Corpechot et du père Denis Dupont-Fauville.
Trente ans plus tard, sur une île du nord de la Russie, il alimente la chaudière du monastère où il a trouvé refuge. Or cet homme, qui vit pauvrement pour expier ses fautes, possède des charismes de guérison, de lecture des cœurs et de prophétie.
Les qualités de L’île sont nombreuses : son rythme est paisible et régulier, le jeu de ses acteurs met en avant le caractère enfantin des personnages (le supérieur et son édredon et le moine jaloux qu’il appelle « mon enfant ») et ses décors jouent sur les contrastes nets (neige/charbon) ou flous (mer/île).
Mais ce film possède en plus une qualité quasi exceptionnelle pour un film contemporain : la pudeur de sa mise en scène, qui choisit de ne pas utiliser d’effets spéciaux pour montrer les miracles.
Enfin, son scénario est une « adaptation » de la vie de saint Théophile de Kiev [1]. Dès lors, il est rempli du mystère d’une spiritualité méconnue, celle de « la Folie-en-Christ » de certains moines orthodoxes. De saint Théophile viennent les dialogues où les réponses sont des extraits de l’Écriture, l’ambigüité de certaines situations (il se comporte à la manière d’un schizophrène) et la rigueur de l’ascèse (il dort sur son tas de charbon).
Ainsi, nous recommandons vivement ce film à nos lecteurs, mais L’île est cependant limitée par sa trop grande ambition. Le sens de la foi dans le film vient des textes de la Bible et de la liturgie orthodoxe utilisés pour orner un scénario simpliste : il ne jaillit pas du cœur des personnages. Ce qui l’empêche d’atteindre le rang de chefs-d’œuvre comme Ordet ou Stromboli.
Louis Corpechot.
Critique du père Denis Dupont-Fauville
Voici à première vue un très beau film, superbement réalisé, à l’interprétation forte et à l’histoire prenante. Il narre une véritable odyssée spirituelle, où la grâce jaillit au milieu du péché et où la foi, parfois vécue dans la nuit, conduit jusqu’au pardon, non sans avoir renoué tous les liens qui font la vie.
Il faut noter, entre autres, la magnifique composition selon laquelle les miracles représentés s’ordonnent. En effet, on passe de la vie sauvée d’un fœtus encore dans le sein de sa mère à la guérison miraculeuse d’un enfant blessé dans sa chair, puis au « salut » des frères du monastère arrachés à eux-mêmes et à leurs habitudes confortables, pour aboutir à la délivrance d’une jeune femme rendue saine et sauve à son père, prodiges qui préludent à l’échange mutuel des pardons, lequel permettra au héros d’entrer dans la vie éternelle. Toutes les phases de la vie sont ainsi progressivement rachetées, permettant aux relations qui font la vérité des êtres de se renouer de façon saine, ce qui suppose aussi des séparations douloureuses (mère/fils, père/fille). À cet égard, la scène du dernier miracle, sur l’île qui donne son titre au film, représente comme une clé de voûte de l’édifice global, répondant à l’omniprésente question de la rédemption de Caïn par l’image d’un nouvel Adam tenant dans ses bras une Ève débarrassée du démon : une sorte de pietà inversée qui remédierait à la brisure du premier péché.
Cette succession de miracles, cependant, est interrompue par l’oracle rendu sur la femme inconsolable de la disparition de son mari. La scène intervient entre le refus de l’avortement et la guérison du jeune enfant, à rebours donc de la succession chronologique normale. Plus encore, la solution est apportée par le jeu d’un mensonge : le starets se retire dans la cellule avoisinante et fait croire qu’il converse avec un homme de Dieu imaginaire. Certes, la scène a le mérite de montrer le « dédoublement » qui s’opère en tout pécheur traversé par la grâce (encore que celle-ci conduise normalement plus à l’unification que la schizophrénie) : les aveux bouleversants de l’ermite à son père abbé, un peu plus tard, expliciteront comment la puissance de guérison que le Seigneur lui accorde reste pour lui une énigme, rapportée à la grandeur de son propre péché. Plus encore, cet artifice se révèle en harmonie avec les dispositions du coeur de la quémandeuse, celle-ci apparaissant au bout du compte incapable de sacrifier son cochon à un amour qui se prétend éternel. La foi n’admet pas de demi-mesures, comme le confirmera l’épisode de la guérison de l’enfant, « arraché » à sa mère afin de permettre la communion qui garantira son retour au Seigneur, la faiblesse du garçon fournissant ici le point d’appui sur lequel la grâce peut exercer sa violence. Le mensonge dénonce le mensonge, à l’inverse de la quête de vérité qui toujours remet en face de Dieu, fût-ce au prix des nécessaires ruptures.
Il demeure néanmoins que ce « prodige » s’appuie sur le mensonge : tant par le procédé qu’il emploie que par l’instant où il intervient. Ceci alors amène à considérer, plus globalement, la question de la vérité dans le film et même de la vérité du film.
Dans cette optique, il ne s’agit pas de se demander si ce que raconte le film est vraisemblable. Des chocs comme celui subi par le héros dans la scène initiale peuvent provoquer des conversions, et pour un spectateur croyant, surtout un peu familier de la spiritualité russe, les miracles sont des faits avérés. De même, plusieurs saints (saint Benoît, par exemple) ont eu la connaissance du jour de leur mort. Il s’agit bien plutôt de la véracité des faits relatés. Car, à tout prendre, toute la vie de foi du saint anachorète, si exigeant et si plein d’humour, repose sur un mensonge : mensonge de la mort supposée de son capitaine qu’il croit avoir tué, mensonge de sa certitude quant à l’exaucement de son intercession pour le défunt, mensonge finalement d’une conversion enfermée dans sa propre culpabilité plutôt qu’ouverte à la possibilité d’un accès « personnel » à la miséricorde. Symétriquement, il est surprenant de constater que, si notre ermite vit une sorte de « nuit » dans la mesure où il doute de pouvoir être soulagé de son fardeau, à aucun moment il ne vit une véritable épreuve de la foi qui le ferait s’interroger sur l’existence ou sur la présence à ses côtés de Dieu ; dans la même ligne, la réussite de tous les miracles est profondément « prévisible » (sur ces deux points, le film constitue une sorte de miroir inversé de Ordet). Seul ce qui est en dehors de l’île est soumis à l’erreur, le héros ne peut se tromper, traversé qu’il est par la « grâce » issue du mensonge initial, mensonge en réalité divin, puisque le moine peut tout au plus être accusé d’erreur.
Certes, « Dieu écrit droit avec des lignes courbes », mais, si l’on nous permet cette expression, la ligne de progression du film, précisément, n’est pas assez courbe. Si une telle méprise peut provoquer, non un tel changement, mais une conversion telle que la révélation finale du mensonge ne peut plus faire obstacle à la grâce, alors sans doute le sujet de ce film est grand. Mais l’absence de doute avec laquelle le réalisateur omniscient nous conduit jusqu’au dénouement provoque justement chez nous un doute. Pour le dire autrement, un croyant ne peut que jubiler devant la beauté de ce qui lui est montré, mais ne sont-ce pas alors ses convictions qui emportent son adhésion, plus que la vérité d’un récit où tout semble écrit d’avance et composé comme une démonstration géométrique ?
Ici s’arrête, nous semble-t-il, la possibilité de la comparaison, esquissée la sortie de la salle par certains spectateurs, avec la littérature de Dostoïevski. Nous ne sommes ni dans la vision symbolique d’un Dreyer ni dans les tourments de l’âme d’un Tarkovski, nous sommes devant le récit planifié d’une conversion rectiligne [2] . Si la symbolique chrétienne éclaire bien des éléments du récit (Caïn et Abel, Adam et Ève, le four et le charbon, la lumière et les ténèbres, la prière et la sainteté, etc.), il est douteux que la vérité du récit amène à s’interroger sur l’événement chrétien. En ce sens, le « dédoublement » du moine dans sa cellule ne fait pas qu’éclairer le mensonge initial qui travestira le réel jusqu’au dénouement, il renvoie plus profondément à la fiction d’un scénario qui aimerait tant montrer la réalité de la grâce que tout, même le mensonge, lui semble justifié par cette fin.
P. Denis DUPONT-FAUVILLE +
4 février 2008
[1] Saint Théophile de Kiev le Fol-en-Christ, éd. L’Âge d’Homme, coll. La Lumière du Thabor.
[2] Dans une certaine mesure, le paradoxe n’est pas celui de la présence de la grâce, mais de l’absence du péché : celui-ci n’est perçu que « de l’extérieur » et ne surgit jamais des personnages. Cela est vrai dès le péché initial, « provoqué » par les Allemands et pas totalement imputable au matelot. De même, les disputes entre moines sont plus d’incompréhension que de mauvaise volonté, et les attitudes négatives de certains personnages prêtent plutôt à sourire qu’à pleurer. Tout se passe comme si le scénario percevait la réalité de la grâce sans en percevoir la « nécessité » ; le péché n’étant jamais voulu, le pécheur serait plus à détromper qu’à sauver (ou encore, symétriquement : ceux qui sont à sauver sont des gens qui portent les conséquences du péché – les enfants, en réalité –, non des pécheurs). En ce sens, la dureté scandaleuse du dialogue entre l’ermite et la jeune femme qui voudrait avorter nous semble symptomatique : la réaction du moine, qui parle immédiatement de la damnation, est celle d’une « pastorale » où la vérité ferait écran à la miséricorde !