La chambre d’à côté (The Room Next Door)
Pedro Almodóvar
Pedro Almodóvar, 2024. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Dès le début du nouveau film de Pedro Almodóvar, un étrange sentiment de décalage étreint le spectateur. Certes, nous sommes bien devant une œuvre du maître espagnol : la succession des confrontations entre personnages, les mouvements de caméra, le rythme du montage, les assemblages de couleurs et jusqu’au mode d’intervention de la musique sont les siens. Et pourtant nous ne nous trouvons pas “chez lui” : la langue anglaise, d’abord, qui fait perdre la musicalité des dialogues auxquels nous sommes accoutumés ; mais aussi la classe sociale des personnages, l’affectation théâtrale [1] de situations convenues, la succession appliquée de séquences par trop prévisibles, tout dénote un effort qui ne trouve de ressources ni dans la joie de vivre, ni dans la tendresse, ni même dans l’observation parfois cruelle qui irriguent tant de ses autres films.
L’histoire devrait pourtant nous plonger dans l’émotion. Une journaliste, ancienne reporter de guerre, qui retrouve presque par hasard une ancienne amie écrivaine, en se sachant condamnée par un cancer, et lui demande de l’accompagner vers son suicide, qu’elle voudra le plus harmonieux possible. D’où une dialectique où se débattent chacune des protagonistes et aussi leur binôme, navigant entre emprise et empathie, hésitant entre la grâce du moindre moment de vie et l’inéluctable arrivée de la mort, au point de ne plus discerner si se tuer est encore un moyen de s’affirmer vivant ou si vouloir prolonger son existence n’est qu’une lâcheté pour refuser d’affronter la seule réalité définitive. Questions dures et prenantes, que servent avec talent les deux actrices principales : Tilda Swinton impressionnante de dureté et de pudeur mêlées, Julianne Moore à la fois dépassée et indispensable pour que s’accomplisse un acte qui la fait reculer.
Plaidoyer pour l’euthanasie ? Peut-être. Trop d’indices néanmoins nous permettent de penser que l’auteur lui-même n’est pas en phase avec le propos qu’il tient officiellement. D’abord parce que ses personnages, quelque intense que soit leur drame, ne se montrent jamais aimables, ni pour leur proches ni pour les autres. Riches et incapables de se donner vraiment à autrui (au maximum l’écrivaine prendra-t-elle quelques jours seule avec son amie, sachant bien qu’il n’y aura pas de lendemain), insupportables de narcissisme sentencieux, ne se souciant que des regards extérieurs en affectant de se moquer de tout, pleurant leur dépouillement mais se mettant en scène avec luxe, ne concevant pas qu’on puisse avoir du goût pour la vie une fois les moyens sexuels émoussés [2], capables de s’alarmer du changement climatique mais pas même d’évoquer l’existence de soins palliatifs.
Surtout, la mise en scène contredit sans cesse ce qui se raconte. La « chambre d’à côté », censée séparer les deux amies par une simple cloison, est en réalité la chambre “d’en dessous”, car il y a les supérieurs (qui vont vers la mort) et les inférieurs (qui se laissent écraser). La mourante secrètement obsédée par le sort de sa fille ne lui adresse en fait jamais la parole et ne laisse qu’une réplique aigrie d’elle-même [3], qui commence sa nouvelle vie dans la position même par laquelle sa mère a signé sa mort. La douleur prend soin de s’exprimer dans des bulles pour riches, à l’écart d’un monde extérieur perçu comme brutal et dangereux [4]. Sans oublier la séquence récurrente de la chute de neige à la fin de The Dead [5] de John Huston, ne faisant que souligner l’écart entre notre film et le chef d’œuvre qui, avec une incomparable économie de moyens, chantait l’amour des gens et de la terre devant la déchirure de la mort.
En d’autres termes, Almodóvar est un trop grand cinéaste pour tricher avec le cinéma. Quand il nous ment et peut-être se ment à lui-même, l’écran nous le dit. La chambre d’à côté, métaphore transparente d’une vie qui ne cesse de côtoyer la mort, désigne au moins autant la façon dont le cinéaste se trouve ici en décalage avec son propre discours. De quel côté se situe-t-il ? Avec les derniers homosexuels “encore actifs”, des religieux certes généreusement prêts à donner leur vie mais dont le comportement contredit le message officiel [6] ? Rien de moins sûr. Il apparaît plutôt comme le spectateur d’un monde où il ne se reconnaît pas lui-même.
Bienheureux les riches car ils peuvent se tuer confortablement quand ils veulent ? Espérons au moins qu’ils laisseront quelque chose à ces pauvres que notre cinéaste filme si bien.
Denis Dupont-Fauville
15 janvier 2024
[1] Il y a certainement chez Almodóvar un amour du théâtre américain (que l’on pense à l’hommage rendu à Tennessee Williams dans Tout sur ma mère), mais ce qui se voudrait ici intimiste sonne théâtral, bien que semblant revendiquer un caractère de véracité (contrairement à Femmes au bord de la crise de nerfs par exemple).
[2] La chose est explicitée crûment plusieurs fois.
[3] Les deux personnages étant interprétés par Tilda Swinton, en une troublante métamorphose. Il y a là comme un écho de Julieta (dont l’affiche sert d’ailleurs de modèle à celle du film, sans pourtant lui transmettre sa signification symbolique), mais là où Julieta vieillissait pour transmettre la vie, Martha rajeunit pour s’ancrer dans la mort.
[4] Au point que le film lui-même paraît moins sobre que luxueux, plus formaté pour gagner (enfin) des prix que pour mettre à nu (de nouveau) les tourments de l’âme humaine.
[5] Titre original de Les gens de Dublin (1987). D’autres hommages parsèment le film (Rossellini avec Voyage en Italie, Hopper, Virginia Woolf…), dont chacun mériterait un développement.
[6] Étonnante inversion accusatoire : les croyants sont soit hypocrites (cas des religieux), soit carrément méchants (l’enquêteur désagréable déterminé à ennuyer l’écrivaine une fois le suicide accompli). Ceux qui, même maladroitement, se battent pour la vie sont forcément suspects, tandis que les avocats permettant de se tuer sans remords soulagent les protagonistes.