La fille de Ryan (Ryan’s Daughter)
David Lean
David Lean, 1970. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Un apparent classicisme pour exalter les passions, la nature et le devoir, ou comment faire du grand cinéma avec de grands sentiments.
L’histoire est un peu celle d’une madame Bovary sur la terre irlandaise : en 1916, Sarah Ryan, fille du patron de la taverne d’un petit village perché sur la côte atlantique, épouse le maître d’école local, sûre que celui-ci lui apportera toutes les satisfactions qu’elle est en droit d’attendre. Rapidement déçue, elle ne tarde pas à tomber amoureuse du nouveau commandant de la garnison britannique qui maintient l’ordre en dépit de l’hostilité des villageois et de la résistance des nationalistes. Le film conte le récit de cet amour passionné et voué à l’échec.
Mais l’histoire, en réalité, n’a aucune importance. Ce qui compte, ce sont les personnages : filmés avec tant de patience et de bienveillance, au milieu d’une nature si splendide et animés de passions si intenses que le spectateur ne tarde pas à éprouver à leur égard cela même qu’expérimentent les amants et qui consiste à comprendre l’autre de l’intérieur, sans que beaucoup de mots soient nécessaires.
Bien sûr, il s’agit d’une époque révolue, d’une morale disparue, d’une société évanouie et de pudeurs qui ne sont plus les nôtres. Pourtant, peut-être précisément parce qu’ils ont à surmonter, à traverser tant de codes et d’obstacles pour pouvoir s’exprimer et parvenir jusqu’à nous, les sentiments ici montrés sont d’une force et d’une violence telles qu’ils apparaissent intemporels, ou plus exactement de tous les temps. Qu’il s’agisse de l’attraction physique, immédiate, que subissent sans la comprendre les deux amants, du renoncement douloureux et admirable du mari trompé, des contradictions dans lesquelles l’héroïne s’enferre, de la jalousie concupiscente des villageois, de la lâcheté des médiocres ou du fatalisme des militaires, toute la gamme des attitudes sociales est ici convoquée et « sonne » de façon admirablement juste.
Au fond, le film ne cesse de méditer sur le contraste entre le maintien des cadres (naturels, sociaux) dans lesquels nous vivons et les perturbations qui s’y déchaînent, qu’il s’agisse de la tempête naturelle ou de l’ouragan des passions : ainsi de la question de savoir comment le mariage peut surmonter des trahisons qu’il vise pourtant dès l’origine à prévenir et à guérir, ou encore de comprendre comment une armée d’occupation peut instaurer un ordre que ceux qu’elle occupe rejettent, ou comment la famille peut survivre à la violence et à l’égoïsme de ses membres. De même, l’apparente lenteur du rythme de la narration [1] et le classicisme souligné des prises de vue ne servent qu’à mieux mettre en relief le déchaînement de la fureur et les audaces des protagonistes.
Servie par une photographie somptueuse, notamment pour ce qui concerne la mer (paisible ou tempétueuse), et par une mise en scène longuement méditée et mûrie, l’intrigue repose néanmoins d’abord sur les acteurs. Ceci est particulièrement vrai des « seconds rôles », si forts qu’ils ne sont jamais secondaires. Si l’héroïne (Sarah Miles) est surtout débordante de sensualité réfrénée et si l’amant (Christopher Jones) apparaît assez falot, « extérieur » à l’histoire elle-même – ce qui est précisément sa fonction [2] –, Robert Mitchum a peut-être ici le plus beau rôle de sa carrière dans le rôle du maître d’école trompé [3] ; Leo McKern, en tenancier de bar hâbleur et lâche, est prodigieux ; il faudrait encore citer le capitaine anglais (Gerald Smith), la villageoise salace (Evin Crowley), le chef des insurgés (Barry Foster)…
Mais deux acteurs (ou plutôt deux personnages) crèvent littéralement l’écran : d’abord John Mills dans le rôle de l’idiot du village, amoureux sans espoir et bouc émissaire, qui donne à chacun de montrer son vrai visage [4] ; et Trevor Howard dans le rôle du curé local [5], qui compose l’une des plus admirables figures de prêtres que le grand écran ait donné à voir. Rien que pour ces deux-là, le film vaudrait la peine.
Finalement, c’est surtout la simplicité avec laquelle Lean nous fait éprouver l’intensité des sentiments et la complexité des situations, ainsi que le regard non moralisateur qu’il porte sur des personnages confrontés aux exigences de la morale (cf. la question laissée comme « cadeau d’adieu » par le prêtre), qui font de ce film un classique. Une leçon d’humanité, qui renvoie chacun à ses propres choix.
Denis DUPONT-FAUVILLE
31 août 2013
[1] Le film dure la bagatelle de 3h15, même si Lean en avait retranché 17mn après les premières projections.
[2] En ce sens, il faut sans doute se réjouir que Brando, d’abord pressenti, n’ait pu participer au film : sa forte présence aurait probablement nui à l’aspect falot (au moins aux yeux des villageois) du personnage !
[3] Il fut d’ailleurs enrôlé alors qu’il luttait contre une dépression suicidaire, qu’il dut surmonter ; une fois le film sorti, il ne comprit jamais le peu d’enthousiasme de certains à son endroit et ne manqua jamais d’en faire l’éloge.
[4] Mills obtint l’Oscar du meilleur second rôle pour sa performance.
[5] Pour lequel il remplaça Alec Guinness, d’abord pressenti mais qui prétexta que le prêtre lui semblait peu catholique !