Laura nue
Nicolò Ferrari
“Laura nuda” de Nicolò Ferrari sorti en 1961. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Genèse d’un abandon
Le titre est trompeur ; l’affiche aussi. Ils donnent l’impression d’un film à l’érotisme raffiné, contemporain de la libération des mœurs en Italie. En réalité, Laura nuda constitue une œuvre métaphysique, qui pose avec une acuité stupéfiante les questions que notre époque doit à nouveau regarder en face [1].
Dès la première scène, nous découvrons le dos de l’héroïne allongée langoureusement sur un lit : tout nous invite à croire qu’il s’agit d’un réveil après une nuit d’amour. Mais il apparaît vite que la ravissante créature sur laquelle nous avons projeté nos phantasmes n’est qu’une jeune femme encore chez ses parents, que sa mère vient morigéner pour la convaincre de se lever. La surface de la peau fonctionne ainsi comme un miroir qui nous empêcherait de comprendre ce qui se joue.
Toute la suite approfondira ce paradoxe. Pas une seule fois la nudité physique de Laura ne sera dévoilée ou entraperçue. Mais en renonçant au voyeurisme, le réalisateur nous fait faire un chemin qui nous donnera à contempler de plus en plus crûment le cœur, l’âme de son héroïne en sa nudité, sa quête et son désarroi.
Jeune fille de bonne famille, la délicieuse Laura (Giorgia Moll, époustouflante) va se marier pour calmer son entourage : ses parents pressés, ses amis ironiques, son fiancé impatient. Le jour même de son mariage, elle découvre celui qui sera son grand amour. Après avoir lutté, elle finira par se donner à lui pour le perdre aussitôt, manquant sa chance de bonheur. Elle cherchera ensuite un impossible équilibre, passant d’amant en amant sans trouver le repos. À mesure qu’elle découvre l’hypocrisie et la médiocrité ambiantes, elle s’efforce d’épargner les trop jeunes tout en se refusant aux trop cyniques. Comprenant son père infidèle, approuvant sa mère qui s’enfuit avec un homme plus attentionné, elle trouvera la mort dans une course en voiture : la vitesse la mènera au bout de l’impasse où déjà elle se trouve, l’excès d’imprudence sanctionnera le malheur où le souci de bienséance l’a conduite.
Au long d’une photographie splendide et sobre, avec une mise en scène impeccable, nous suivons, dans une Italie bourgeoise au calme trompeur [2], cette femme qui ne cherche pas à se libérer mais que sa « libération » condamne. Piège de la chair, qui vient trop tôt ou trop tard ; piège des paroles, qui n’expriment l’absolu qu’en le travestissant ; piège des convenances [3], qui prétendent ménager chacun mais aboutissent à ne respecter personne. Les échos et les reprises, tant visuels que scénaristiques, sont nombreux et subtils. À l’apparente incertitude de celle qui voudrait vivre dans la société telle qu’elle est répond le caractère inéluctable d’un destin tracé par d’autres.
Les trois dernières rencontres de Laura forment, dans ce cadre, un ultime et bouleversant crescendo. D’abord une petite fille, dont la pureté en butte aux moqueries lui rappelle son propre idéal d’enfance. Puis Alvise, l’ami jouisseur qui la giflera pour s’être refusée à lui après avoir fait mine de succomber. Enfin un jeune et pauvre prêtre de province, la pressant de se confier à Dieu alors même qu’elle ne croit pas en celui-ci.
Car telle est bien la question, ultimement posée en clair [4] : en l’absence de Dieu, dans un monde où seule la chair exulte mais où cette jouissance elle-même en vient souvent à masquer nos véritables désirs, vers qui se tourner ? Comment être fidèle à soi-même, sauver la part d’enfance qui ne se résout pas à nous abandonner [5] ? Par quelle étrangeté ceux vers qui nous voudrions aller se dérobent-ils à l’instant critique ?
Au terme, le dernier plan reprend et inverse le premier. Laura est étendue sur le dos, le drap du lit remonté jusqu’à ses épaules ; elle ne tarde plus à se réveiller, mais est entrée dans la mort ; elle ne rechigne plus à se projeter dans l’avenir, mais vient de solder ses comptes, de rejoindre l’élan et le mystère de son enfance. La boucle semble bouclée [6] ; l’énigme demeure pourtant de savoir quel mystère sous-tend l’apparition de tant de beauté au milieu d’un tel gâchis, quelle lumière (comme le suggère le souvenir initial qui ne sera dévoilé qu’à la fin) peut surgir à nouveau après que l’innocence aura été confrontée aux ténèbres.
P. Denis DUPONT-FAUVILLE
31 juillet 2018
[1] À cet égard, le fait qu’il ne soit distribué en France que 57 ans après sa sortie augmente encore le choc. Dommage que Nicolò Ferrari, son réalisateur, n’ait pas à l’époque rencontré le succès qui lui aurait permis de poursuivre son sillon.
[2] Vérone n’est pas Rome, la côte n’est pas napolitaine : réalité moins brillante que dans les clichés traditionnels, mais pas moins décapante.
[3] Le mot « convenances » recouvrant aussi bien les normes sociales : ainsi le film livre-t-il par exemple une méditation sans compromis sur la maternité comme « passage obligé » de l’épanouissement féminin.
[4] Loin d’être une concession aux habitudes italiennes, la scène avec le prêtre nous semble au contraire d’une extrême audace. Il est d’ailleurs significatif que les autorités religieuses de l’époque se soient opposées au film à sa sortie, ce qui montre pour le moins que la séquence ne pouvait prétendre les satisfaire.
[5] Telle résonne ici la question du passage à l’âge adulte : comment s’abandonner quand tous vous abandonnent ?
[6] Petite enfance, seuil de l’âge adulte, questions de l’âge mûr : le portrait de femme est ici complet.