Le 15h17 pour Paris
Clint Eastwood
Deux critiques, l’une par le père Frédéric Roder, l’autre par le père Denis Dupont-Fauville.
Critique du père Denis Dupont-Fauville
Hors de propos
Après American Sniper et Sully, Clint Eastwood continue de contempler des « héros » ordinaires : des hommes apparemment banals, que les circonstances amènent à en sauver d’autres [1]. Même chez les plus insignifiants ou les plus médiocres, une conscience et des capacités sont à l’œuvre, qu’un instant particulier cristallise pour nous permettre de percevoir, a posteriori, la splendeur de chaque instant d’une vie d’homme.
L’histoire, en l’occurrence, est celle de l’attaque terroriste qui se déroula dans le TGV Thalys entre Bruxelles et Paris le 21 août 2015. Le film suit les trajectoires des trois soldats américains qui, présents par hasard, maîtrisèrent ce jour-là le terroriste. Les accompagnant depuis l’enfance, à travers leurs rêves, leurs difficultés, leurs échecs et leur indéfectible amitié, il ne les laissera qu’une fois triomphalement revenus dans leur ville de Sacramento, après un détour par les salons de l’Élysée.
Eastwood a une sobriété qui lui est propre. Refusant les effets, il applique avec jubilation, ici comme ailleurs, ses principes rigoureux tant de reconstitution historique que de cadrages des plans. Chez lui, même les mouvements de caméra les plus discrets acquièrent une élégance toute classique.
Las ! Toute la tension sereine de son cinéma semble ici hors de mise. Et ce par manque de propos dans l’histoire qui nous est présentée. Nous ne sommes pas dans un documentaire, puisque le réalisateur prend des partis narratifs et fait des choix quant à ses personnages. Mais il ne s’agit pas non plus d’un film de fiction, puisque ce sont les personnes réelles qui tiennent leurs propres rôles et que la scène de l’attaque prétend restituer au détail près ce qui eut lieu [2]. L’ambition n’est pas de nous ouvrir une perspective qui permette de contempler la réalité, mais de nous fournir un compte-rendu « plus réel que le réel » [3].
Résultat, nous n’avons ni construction scénaristique [4] ni vision sur notre monde. Eastwood se borne à aligner des scènes plus banales les unes que les autres, nous avertissant dès le début, par un artifice de montage, que tout cela va aboutir à un miracle. Décrire l’anodin de façon anodine, ou comment ce qui devrait ne déboucher sur rien parvient à quelque chose. Mais ce quelque chose lui-même y perd sa consistance [5]. Chaque fois que, dans la platitude de ces parcours personnels, des pistes s’ouvrent qui pourraient donner du relief ou révéler tel ou tel enjeu, elles sont systématiquement délaissées [6]. La trajectoire vers l’instant fatidique se veut rectiligne [7], mais cela doit-il se faire en effaçant la profondeur du monde où elle s’inscrit ?
Dès le début, nous sommes à la remorque du terroriste, que nous suivons sans voir son visage [8]. L’environnement est pour lui sans intérêt, seul compte l’assaut à venir. Eastwood résiste-t-il lui-même à cette tentation ? Certes, malgré des habitudes de consommation, des personnalités insuffisamment structurées et des plaisirs faciles, la bonne volonté peut encore sauver le monde. Mais le montrer avec de gros moyens suffit-il pour que cela devienne convaincant ? À quoi sert de constater un mystère, si c’est pour refuser de le considérer ? Là où une épure nous permettrait de nous interroger, le refus de toute intention n’aboutit qu’à la perpétuation du même.
À force de vouloir montrer qu’il n’y avait rien à raconter, on finit par ne rien raconter [9]. Reconstituer n’est pas automatiquement donner à voir. Ce film l’illustre malgré lui.
Denis DUPONT-FAUVILLE
11 février 2018
Critique du père Frédéric Roder
Clint Eastwood touche le sublime par le dépouillement incroyable de ses acteurs, de ses plans, de ses séquences et de sa mise en scène. N’en déplaise aux critiques qui voient un film ennuyeux et remplis de poncifs, et n’accordent un intérêt majeur qu’à la scène finale, qui de fait est un chef d’œuvre de réalisation cinématographique.
Le générique commence comme toujours chez lui par de la musique, puis, comme un hommage à Alfred Hitchcock nous suivons un homme dans la gare d’Amsterdam pendant un très long trajet : ses jambes, chaussures, sac à dos, valise, son profil, jusqu’à sa montée dans le Thalys et la porte du train se fermant rapidement sur nous. Ce n’est pas le héros, nous n’avons pas encore à le suivre, d’ailleurs nous le subirons sans jamais le suivre, car il n’y a aucune complicité avec le mal dans tout le film. Flash-back sur les vrais héros, le film peut dérouler son sujet et son histoire.
Deux fois nous entendons dans la bouche d’un des personnages enfant puis adulte la prière simple de St François d’Assise : "Seigneur fais de moi un instrument de ta paix". Tout le film porte cet esprit franciscains propre à la Californie et à ses réductions qui ont profondément marqué le paysage californien depuis trois siècles. Chacun des trois personnages principaux vient de Sacramento. Ce sont des personnages ordinaires, tellement ordinaires que le réalisateur insiste impitoyablement sur leur banalité. Chaque flash-back est l’occasion de les retrouver à des âges différents. Ils sont chacun de nous, chacune de ces personnes toute simples que nous sommes et qui rêvent de faire quelque chose de leur vie depuis l’enfance. Profondément ils restent des enfants dans leurs désirs de changer le monde et de reconnaissance,même si la vie se charge de les déchirer, désillusionner, humilier ou même séparer.
Le destin de chacun des trois est marqué par la souffrance de ne pas pouvoir être ce qu’ils rêvent d’être. La vie, comme le Thalys qui entre dans les plans à plusieurs moments de façon subliminale, oblige inexorablement à avancer, quoi qu’il arrive, même si les blessures ou la mort sont dans le train comme dans nos vies. Monsieur Eastwood en reprenant les personnages réels et en leur faisant jouer leur rôle dans le film passant ainsi du réel à la représentation du réel, n’hésite pas à montrer leur pauvreté de goûts. Sans concessions, il filme leur côté très ordinaire, amateurs à outrance d’armes et de selfees, voyageant comme des touristes de base et buvant comme des jeunes américains en Europe, amateurs de "moi et quelque chose de beau, mais moi d’abord", de belles filles, de soirées arrosées et de flirt...Et pourtant, ces mêmes trois êtres ordinaires vont devenir des héros. Leur désir profond d’être utiles et héroïques, viendra paradoxalement dans une situation qu’ils ne voulaient pas et providentiellement ils vont devenir les sauveurs qu’ils désiraient tant être. Ils vont combattre jusqu’au sang pour l’humain, pour la dignité humaine dans une guerre insidieuse contre le terrorisme.
Chacun de nous par ses choix peut dans certaines conditions être un héros, en osant, en avançant dans sa vie pour défendre la personne humaine et à travers elle toute l’humanité. Cet hymne à l’héroïsme simple et concret avec la symphonie des nationalités et des religions, par le seul mouvement intérieur du cœur veut réconcilier avec l’idéal américain du héros, et donner à la France le désir de redevenir pour le monde un lieu qui qui fait rêver au lieu de perdre son âme, un lieu qui retrouve ses valeurs profondes et sa foi en l’homme et en Dieu.
Père Frédéric Roder
[1] Déjà, des films comme Mémoires de nos pères (dont l’affiche apparaît dans 15h17) ou Invictus, voire même Au-delà, avaient amorcé cette problématique. Mais les trois derniers films d’Eastwood forment une sorte de triptyque, avec trois destins d’hommes américains sur trois continents différents.
[2] Au point que la reconstitution judiciaire s’en est trouvée annulée, compromettant d’ailleurs la bonne avancée de la procédure d’instruction…
[3] En témoigne aussi, en creux, la scène où le guide de Berlin apprend aux Américains qu’Hitler est mort dans son bunker devant l’arrivée des Russes. Il y a assurément une belle lucidité à parler ainsi à des touristes qui connaissent Hitler à travers une chanson de Mel Brooks, mais dire les faits ne suffit jamais ; il faut les dire dans un discours. Erreur que le néo-réalisme, par exemple, avait su éviter.
[4] Certes, il y a l’inclusion de la prière dite de saint François au début et à la fin du film, mais si voyante qu’elle en devient artificielle : trop appuyée, elle ne peut emporter la conviction.
[5] Ce n’est pas le moindre paradoxe, pour un public français, que d’écouter le discours final du président Hollande comme point d’orgue d’un film visant à exalter le destin exceptionnel de personnages normaux.
[6] Rôle des pères, amours, brouilles éventuelles, destin comparé de l’étudiant… Peut-être le fait d’avoir fait jouer les protagonistes réels imposait-il la discrétion ? Mais c’est précisément pour cela que l’art dramatique a été inventé : les acteurs nous font accéder à des profondeurs qui ne pourraient être exposées directement.
[7] Cela vaut notamment pour chaque protagoniste : jamais de gestes relationnels, d’échange réel entre eux. À force de vouloir caractériser des destins, Eastwood en oublie de montrer des personnes. Là réside peut-être, à la réflexion, la faille la plus profonde du film.
[8] Nous découvrirons hélas celui-ci dans un plan de miroir qui confine au grotesque.
[9] Ou encore : la chronique de rien n’est en rien une chronique.