Le conte de la princesse Kaguya
Isao Takahata
Isao Takahata, 2013. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Voici un film à la fois totalement maîtrisé par son auteur, Isao Takahata, et totalement déroutant pour un Occidental, tant ses références sont éloignées des nôtres. L’histoire de cette jeune fille trouvée miraculeusement dans une pousse de bambou et qui grandit si vite que les paysans qui l’ont recueillie n’ont que le temps de l’emmener à la capitale afin d’en faire une princesse, avant qu’elle ne repousse ses prétendants et ne donne une conclusion imprévue à son parcours, est bien sûr délicieuse. Cependant tous les personnages, les comportements et les croyances obéissent à des codes strictement japonais. Mais la force du récit et la poésie des images sont telles que nous pouvons entrer, à notre mesure, dans cet univers et communier avec lui. Faute de l’analyser avec une grille classique, donc, tentons simplement d’en tirer quelques réflexions ou plutôt des évidences qui s’imposent au spectateur et ne manquent pas de nous questionner.
Première donnée “massive”, la plénitude de chaque instant. La moindre scène, la moindre image est saturée de vie, ne cessant de nous mener de stupeur en allégresse. Non que le dessin soit violent ou les couleurs imposantes. Au contraire, évitant tout réalisme, les dessinateurs ne font qu’esquisser certaines formes, soulignant volontairement certains contours tout en laissant, dans la grande tradition de l’art de l’estampe, d’amples surfaces simplement vides. Que ce soit par cette opposition entre la densité des traits ou par les contrastes ou la délicatesse des couleurs, chaque image respire alors à sa manière, tandis que leur enchaînement permet de percevoir l’irruption de l’inattendu, dans les détails les plus infimes comme dans les compositions les plus achevées ou les mouvements les plus saisissants. Aucune scène qui soit annexe, aucune qui se puisse oublier. Toutes se répondent les unes aux autres et, au terme, la conclusion est moins importante que cette succession d’instants intensément présents. La nature ne cesse d’exploser, les êtres de vibrer ; en termes sans doute étrangers à la culture japonaise, nous pourrions dire que l’Être ne cesse de se donner dans l’immanence.
Puisque la Transcendance est toujours là, les dieux n’ont pas grande importance ; ce qui compte est ce qui se joue, ce qui s’éprouve ici et maintenant. L’Au-delà, avec lequel le récit se clôt, apparaît presque comme une convention anecdotique. De même, la destinée de chacun des personnages n’a pas de signification en soi ; celui qui réussit sa vie est plutôt celui qui en vivra avec force chaque instant, sans en renier ultimement aucun.
En ce sens l’artiste, auteur de dessin animé ou autre, est particulièrement humain. Car son art consiste précisément à recueillir ce que chaque scène, chaque note, chaque épisode ou chaque caractère a d’unique et, plus encore, de le faire percevoir par les autres. Aussi le récit, les images, la musique ou les couleurs se correspondent en un tout harmonieux, révélant la beauté du monde avec une telle ampleur qu’à mesure que l’exposition se fait plus humble, c’est une véritable re-création qui se fait jour [1]. Seule la beauté est indiscutable et l’univers, empreint de grâce et de nostalgie, ne cesse d’aspirer vers elle.
Que dire alors du tragique ? Les destinées “héroïques”, dans un tel cadre, ne peuvent guère être prises au sérieux, pas plus que la souffrance ne prétendrait à un caractère rédempteur ou que le destin n’imposerait une logique. Reste pourtant l’amour : passant par les cinq sens, il convoque le passé et permet l’avenir en recueillant toutes les virtualités de l’instant présent, comme le chante d’ailleurs le générique final.
Au total, nous avons avec la princesse Kaguya beaucoup plus qu’un somptueux spectacle au service de la magie d’une légende. Il s’agit davantage de l’accomplissement d’un art parvenu à maturité et qui, en nous montrant des scènes où chacun peut se reconnaître, nous dépayse pourtant profondément (ici le spectateur occidental est sans doute favorisé !), nous met à neuf et, hors de nos repères habituels, nous amène à reconsidérer, avec jubilation, ce qui fait notre humanité.
Denis DUPONT-FAUVILLE
26 juin 2014
[1] À la différence par exemple du jardin de l’héroïne, qui imite parfaitement le paysage de son enfance mais sans parvenir à le recréer vraiment : ici se joue le passage, insensible, entre la perfection de la technique et la poésie de l’art.