Les quatre sœurs
Claude Lanzmann
2017. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Au-delà du cinéma
Extraordinaire concomitance : le lendemain même de la sortie sur les écrans de son ultime opus, Les quatre sœurs, Claude Lanzmann rendait son dernier souffle. En vérité son œuvre est achevée.
À vrai dire, il ne s’agit pas d’un film mais de quatre. Et cet ensemble n’est lui-même qu’un fragment d’une histoire plus grande, ou pour mieux dire d’une non-histoire plus abyssale. Quatre sœurs regroupe en effet quatre séries d’entretiens que Lanzmann conduisit, lors du tournage de Shoah, avec quatre rescapées du génocide nazi. Mais ces conversations étaient si denses, si étendues, si singulièrement fortes, que le réalisateur décida de ne pas les intégrer dans son chef d’œuvre « synthétique » mais de mettre les rushes à part, en attendant que le temps lui ait permis de décanter l’essentiel et de mettre en forme le joyau brut qu’il savait avoir recueilli.
Nous voici donc tour à tour en face de quatre femmes, quinquagénaires et dignes, qui racontent l’indicible. Ruth Elias, tombée amoureuse à Terezín, qui fut envoyée deux fois à Auschwitz et échappa à deux reprises au docteur Mengele, au prix du sacrifice de son enfant et d’une maternité jusque dans la mort ; Ada Lichtman, l’une des seules survivantes de Sobibor, le camp qui se mutina, chargée notamment de récupérer les poupées des enfants gazés et de les accommoder pour la progéniture des nazis ; Paula Biren, qui vit sa mère abattue devant elle et fut membre de la police de son ghetto, avant de subir les pogroms dans la Pologne d’après-guerre ; Hanna Marton enfin, ne se pardonnant pas d’avoir fait partie du convoi dont Eichmann monnaya le départ pour la Suisse, au terme d’une histoire où des hommes avaient servi de détecteurs de mines…
Lanzmann reste fidèle à ses principes : des entretiens, pas d’archives (tout juste quelques photos privées), peu de commentaires ; fouiller les faits, en se fiant à la force de la parole. Et c’est peut-être le plus bouleversant : que ces femmes, qui ont traversé une inhumanité sans nom, puissent en parler en manifestant une telle humanité, une dignité atrocement blessée et pourtant inentamée, une sensibilité et une délicatesse qu’aucun discours préfabriqué ne saurait susciter. Fruits d’une tradition séculaire et d’une éducation pleine d’amour, rescapées du mal absolu, témoins de ce que la fragilité apparente peut receler de force d’âme plus forte que la mort elle-même.
Ces « quatre sœurs » ne se connaissent pas, n’étant pas issues d’une unique famille ni même d’un seul pays. Les conversations se succèdent, chacune avec sa tonalité, en hébreu, anglais, allemand, yiddish, quelques mots de polonais ou de français affleurant à l’occasion. Dans leur diversité, pourtant, c’est bien l’histoire d’un peuple mis à mort qui émerge, une communauté de destin qu’expriment ces quatre femmes, porteuses de vie malgré tout, y compris dans leur récit de l’anéantissement.
Le serment d’Hippocrate, l’histoire de Ruth, est de loin le plus long des quatre films et sans doute le plus bouleversant. Il faut pourtant commencer par lui pour devenir sensible, comme le désire Lanzmann, aux moindres vibrations des entretiens suivants, ne pas se résigner à la banalité du mal, reconnaître dans les détails l’ombre destructrice du néant, jusqu’à ce que, au terme de L’arche de Noé, ce récit d’une fuite apparemment réussie et en réalité impossible, les larmes d’Hanna Marton nous conduisent au silence de la compassion, à la mémoire de ce que nous pouvons seulement espérer ne jamais connaître.
Nous sommes ici largement au-delà du cinéma. Pas de mise en scène, ou plutôt une mise en scène réduite à sa plus simple expression. Pas de script, juste des paroles échangées, balbutiantes, insuffisantes, terrifiantes, simples mais jamais anodines. Fils d’Israël, Lanzmann connaît le prix de l’écriture et l’importance de sa méditation. Il semble qu’ici, en s’attardant sur des personnes, il en trouve l’équivalent par le moyen de l’image. Ce qu’aucune fiction ne peut transcrire est transmis sur grand écran, en une confidence intime, destinée à être diffusée, écoutée, reprise. Même une civilisation qui s’éloigne de l’écrit ne peut désormais, sous peine de se renier elle-même, refuser d’entendre ce Verbe, qui résonne pour tous ceux dont les voix se sont tues.
Denis DUPONT-FAUVILLE
6 juillet 2018