Lumière, l’aventure continue !
Thierry Frémaux
Thierry Frémaux, 2025. Critique du père Denis Dupont-Fauville.
Voir à neuf
« Il n’est de richesse que d’homme » : la fameuse phrase de Jean Bodin pourrait servir d’exergue à Lumière, l’aventure continue, second volet du travail de Thierry Frémaux consacré au cinéma de Louis Lumière [1].
Voir les premiers films jamais tournés nous fait en effet entrer dans une logique où le monde est offert à l’homme. Découvrant le kinétoscope d’Edison, boîte où chacun peut coller son œil pour voir défiler des photos donnant l’illusion d’un mouvement, Antoine Lumière, père de Louis et Auguste Lumière, s’exclame qu’il faudrait que tout le monde puisse en profiter. Ce qui pose une série de difficultés techniques : « Mes fils trouveront ». Et de fait, Louis Lumière imaginera un système d’entraînement de la pellicule, inspiré de la machine à coudre, qui permet de tourner de vrais films, puis de les projeter sur un grand écran. Double invention, donc, de la caméra mécanique et de la projection collective. Edison, stupéfait, réagira en disant qu’en faire profiter les foules est le meilleur moyen d’en gâcher la rentabilité.
Poursuivant au contraire dans la veine française d’alors, qui faisait passer la fraternité avant le profit, Louis Lumière va tourner à la Saint-Joseph 1895 un premier film, La sortie des usines Lumière montrant… des gens dans leur vie quotidienne. Long cortège d’anonymes, heureux du devoir accompli et venant vers le spectateur pour reprendre le cours de leur vie [2]. L’inventeur du cinéma, devenu le premier cinéaste, tournera d’autres versions (des remakes !) de la même scène, ainsi que diverses séquences de cinquante secondes dont il projettera publiquement une dizaine le 28 décembre de la même année.
Devant l’engouement du public, loin de restreindre l’accès à ceux qui pourraient payer plus, les Lumière décident de multiplier les films à projeter. Plus encore : dès 1896, ils vont former des opérateurs et les envoyer dans le monde entier pour que tous aient accès à l’univers entier… et découvrent les autres hommes, inconnus et pourtant accessibles.
Au total, Lumière tournera 2000 films [3]. Chaque plan est unique, sans montage, son cadrage dépendant seulement de l’œil de l’opérateur. Or, ces cadrages sont souvent des chefs d’œuvre, fruits d’une longue réflexion préalable, influencés par les grands peintres, capables de choisir l’angle juste, le moment opportun, les actions qui se combinent (voire les premiers travellings), mettant en mouvement une joie contagieuse.
Le film de Frémaux assemble une centaine de séquences, commentées sobrement, en écho avec la musique de Fauré. Les contempler, c’est réapprendre à s’émerveiller, de la beauté du monde et des jeux des enfants, des hommes d’alors devenus nos contemporains, d’un art d’emblée en possession de lui-même.
Si une image vaut dix mille mots, le regard de l’homme vaut dix mille artifices de machine. Une œuvre salutaire.
Denis Dupont-Fauville
16 avril 2025
[1] Le premier volet, Lumière, l’aventure commence, date de 2017 et partait d’une première restauration de 160 films Lumière. Le nouveau a pu puiser dans un fonds de 500… ce qui ne représente encore qu’un quart du total !
[2] La toute première prise commence par un homme ouvrant à deux battants une porte d’où surgit la foule. Quel plus beau symbole inaugural ?
[3] Remis à Georges Sadoul en 1946.